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 Ch.1 Trou noir

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Elsie Fitzgerald

Elsie Fitzgerald


Sagittaire Cheval
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MessageSujet: Ch.1 Trou noir   Ch.1 Trou noir EmptyMer 19 Jan 2022 - 1:16

1. TROU NOIR

Mon cœur bat à une allure folle. Je monte sur la table du salon et perds l’équilibre, atterrissant tout droit dans le sapin de Noël joliment décoré de rouge et or par la mère de Marvin. Tout le monde autour de moi éclate de rire et je les imite. Je n’arrive plus à m’arrêter de glousser comme une dinde ; j’en ai les larmes aux yeux. Je vois tout comme à travers une vitre, en tant que spectatrice. J’ai l’impression d’assister à un film : le plus stupide et le plus hilarant qu’il m’ait jamais été donné de voir.  
Alistair se penche vers moi et me tire par la main pour m’aider à me relever. Je tremble toujours de rire : le mélange alcool + space muffin est explosif. Ce connard en profite pour essayer de me tripoter, mais je le repousse et il se cogne le crâne à la grande armoire contre le mur. Je vois à sa tête qu’il doit être en train de m’insulter, toutefois je n’entends rien par-dessus les basses qui m’emplissent les tympans. Je monte les escaliers lentement en me dandinant au rythme de la musique. Je veux trouver Rose pour lui raconter ce qui vient de se passer. Dans ma tête, l’événement est prodigieux. Je beugle en montant les escaliers :
— Rose !
Les chambres de cette baraque sont plus vastes que ma salle à manger, ma cuisine et ma salle de bain réunies. Marvin nous avait caché qu’il était plein aux as ! Je continue à crier le nom de ma copine avec un piètre accent hispanique tout en ouvrant brusquement une porte après l’autre.  
— Rosalinda ! Donde te escondes pequeña perra ?
Je la trouve enfin dans une chambre en train de se taper… Marvin. Un nouveau fou rire s’empare de moi en les voyant.
— Oh merde…  
Rose rigole aussi, mais Marvin s’énerve et me claque la porte au nez.
— P’tite conne.
Je réponds par un coup de pied dans la porte et redescends au salon. Je m’assois sur une chaise pour regarder les autres en train de faire n’importe quoi ; le spectacle de leurs conneries est fascinant. Sur la table trône une cinquantaine de verres et de cadavres de bouteilles. Je me sers un peu de Martini. La tête commence à me tourner, mais je sais que ça ne va pas durer. Il suffit que je ne bouge pas pendant quelques minutes et ça ira mieux.  
Je sens un regard posé sur moi et tourne automatiquement la tête vers le fond de la pièce. Une fille m’observe, assise sur une chaise, les bras croisés sur son T-shirt noir. Je l’ai déjà vue plusieurs fois à des soirées, mais elle disparaît toujours avant que je n’aie le temps de lui adresser la parole. Cette fois-ci, elle ne m’échappera pas !
La musique s’estompe dans ma tête tandis que j’avance vers elle. Dieu qu’elle est belle ! Ses cheveux dorés reflètent les diodes blanches de la guirlande du sapin qui agonise par terre. Je découvre en m’approchant que ses yeux sont mordorés, comme si leur couleur ne cessait de changer au gré de la lumière. Vraiment, vraiment canon. Elle me scrute, imperturbable, ce qui a le don de me déstabiliser. Mais j’ai bien l’intention de ne pas la laisser filer.  
Je me plante devant elle, mon verre de Martini à la main. J’ai du mal à garder l’équilibre et dois me tenir à la table pour ne pas tomber.  
— Enchantée. Ton visage m’est familier… est-ce qu’on se connaît ?
Elle secoue la tête avec un air de dépit, comme si je venais de dire la chose la plus stupide au monde. J’admets que ce n’est pas très recherché comme technique de drague, m’enfin… Sa réaction me refroidit un peu.
— Qu’est-ce qu’il y a, j’suis pas assez bien pour toi ?
Pour toute réponse, elle m’ordonne presque :
— Tu devrais t’asseoir.
Si elle me l’avait demandé sur un ton plus invitant, j’aurais peut-être obéi. Or elle continue de me regarder de travers, alors je la scanne de haut en bas, histoire de bien lui faire comprendre qu’elle a intérêt à me parler autrement. Ma vue commence à se troubler et l’image de cette nana qui me considère d’un air hautain se distend devant mes yeux. Un écran noir remplace son visage d’Aphrodite… et je me sens chuter.
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Elsie Fitzgerald

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MessageSujet: Re: Ch.1 Trou noir   Ch.1 Trou noir EmptyMer 19 Jan 2022 - 1:18

2. RÉVEIL

— Hé, ouvre les yeux, petite garce.
Je grimace en entendant Rose me sortir de mon sommeil. J’ai connu plus agréable comme réveil. Ma bouche est pâteuse et mon corps tout engourdi et douloureux, comme recouvert de bleus dont je suis incapable de définir l’origine. Je me force à ouvrir les paupières et les referme aussitôt, aveuglée par la lumière du jour alors qu’il fait encore nuit noire dans ma tête.
— Wouah, j’ai presque envie de te filmer.
— La ferme, parviens-je à articuler d’une voix râpeuse.
Je l’affronte de nouveau, m’accoutumant doucement à la clarté. Le visage de ma meilleure amie arbore une expression à la fois moqueuse et légèrement inquiète. Ses longues boucles caramel tombent sur ses épaules, humides. Je remarque alors la mélodie de la pluie qui tombe dru dehors.
— Où est-ce qu’on est ?
— À ton avis ? Jette un œil autour de toi. Murs blancs, draps blancs… Vase moche posé sur la table de nuit.
— Qu’est-ce que je fous à l’hôpital ? reprends-je, essayant de me redresser dans mon lit.
— Voilà une question intelligente. Tu étais dans le coma, ma vieille.
— Quoi ? Qu’est-ce que tu me racontes ?
— Bon, on rembobine, fait-elle en ponctuant ses paroles d’un mouvement rotatif des mains. La fête de Marvin, tu te souviens ?
— Ouais… c’était il y a longtemps, non ?
— Longtemps… genre hier soir.
— Ah bon…
Des images me reviennent peu à peu. La musique, les joints, les cocktails. La sensation de ne plus pouvoir m’arrêter de rire. Un regard froid et réprobateur. Un frisson court le long de ma colonne vertébrale.
— Bref, je ne sais pas ce que tu as bu, avalé ou fumé, mais tu as perdu connaissance. Comme tu ne te réveillais pas, on a dû appeler une ambulance. Verdict : coma éthylique et léger traumatisme crânien. Tu t’es cogné la tête sur le bord de la table, en tombant. Comment tu te sens ?
— Je pète la forme, ironisé-je.
Maintenant que Rose m’en parle, je ressens effectivement une douleur à l’arrière de mon crâne. Elle éclate de rire. Un chewing-gum est collé à ses molaires. Elle en fait une bulle géante qui me claque au visage. Un parfum de menthe artificielle vient aussitôt envahir mes narines.
— Ils ont prévenu ton oncle.
— Fait chier… Où est-ce qu’il est ?
— Il est descendu se chercher un café. Il parlait tout seul… Toujours aussi flippant, conclut-elle.
— Rose… T’as couché avec Marvin ou j’ai rêvé ?
Mon amie esquisse un sourire gêné et détourne le regard.
— Dommage, j’aurais préféré que ce soit une hallucination, me moqué-je.
— Va te faire. Il n’est pas si terrible que ça.
— Ouais. Pour un australopithèque. Sérieusement, tous ces poils, c’est dégueulasse.
— T’es à l’hôpital et tout ce qui t’intéresse, c’est les poils du type avec qui j’ai couché hier soir ?
Je soupire.
— J’essaie surtout de ne pas penser à ce que va me dire mon oncle.
— J’aime autant ne pas être là quand il reviendra… d’ailleurs, j’y vais. Je suis rassurée, maintenant que je sais que t’es vivante.
— Qu’est-ce que je vais lui raconter ?
— J’en sais rien, invente un truc débile. Que tu t’es laissé influencer, ou quelque chose du genre.
— Attends…
— Appelle-moi quand tu seras sortie !
Les fesses rebondies de ma meilleure amie disparaissent derrière la porte. Tu parles d’une pote ! Une fois seule dans la chambre, je me débarrasse de la perfusion qui a dû servir à me réhydrater et me lève pour aller aux toilettes. Des mèches rose bonbon pendouillent lamentablement de chaque côté de mon visage, des traces de maquillage tachent ma peau et mes yeux gris sont ternes et creux. Franchement, c'est déjà assez ennuyeux d'avoir les yeux gris – je n'avais vraiment pas besoin du filtre « gueule de zombie » par-dessus le marché !
J’entends la porte de la chambre s’ouvrir.
— Elizabeth ? appelle la voix de mon oncle.
Je roule des yeux.
— Je suis aux toilettes, réponds-je, espérant de toutes mes forces qu’il me laissera tranquille.
— OK, je t’attends ici.
Je prends mon temps dans la salle de bain, m’efforçant de faire disparaître le noir qui s’est étalé un peu partout sur mes joues à l’aide d’un gant de toilette. Je passe ensuite une main dans mes cheveux pour défaire les nœuds et tire sur ma frange trop courte – un tic stupide et apaisant – avant de retourner à contrecœur dans la chambre. Je regagne mon lit et tire la couverture sur mes jambes couvertes d’hématomes. Mon oncle est assis sur la chaise qu’occupait Rose quelques minutes plus tôt. Il évite de croiser mon regard, se concentrant sur ses mains posées sur ses genoux.
— Elizabeth, je ne sais pas ce que…
J’attends la suite, le scrutant d’un regard impassible. Je ne suis pas étonnée que celle-ci n’arrive jamais : mon oncle a pour habitude de ne pas finir ses phrases. Je prends la voix la plus mielleuse et la plus candide dont je suis capable pour l’apitoyer sur mon sort :
— Je suis désolée, oncle George. Je ne sais pas ce qui m’a pris, ce n’est pas dans mes habitudes de me mettre dans un tel état. Il y avait beaucoup de monde à cette soirée et ils ont insisté pour qu’on joue à des jeux à boire. Et tu connais ma chance… Je n’arrêtais pas de perdre et il fallait que je descende des verres pour rester cool à leurs yeux.
J’ai franchement honte de lui faire le coup de la gamine qui fait n’importe quoi pour plaire à ses potes, mais je sais que ça va marcher. Pour George, je suis et je serai toujours une pauvre petite vierge effarouchée.
Un éclat de rire résonne dans la pièce. Étonnée, je lève le regard vers mon oncle, mais son visage est empreint d’une expression de profonde solennité. Et le rire – féminin – est venu du côté gauche de la pièce, près de la fenêtre. Peut-être quelqu’un de l’extérieur ? Pourtant, je suis persuadée qu’il a retenti à l’intérieur de la chambre. Quoi qu’il en soit, George ne semble pas l’avoir perçu. Il secoue la tête, l’air grave.
— Il faut que tu surveilles tes fréquentations, ma grande. De vrais amis ne t’entraîneraient pas à faire des choses aussi stupides. Ta copine Rose, par exemple… Je ne suis pas sûr qu’elle soit très mature.
— Tu te trompes, la défends-je. Elle voulait m’empêcher de trop boire, mais je ne l’ai pas écoutée.
Je revois mentalement la scène où nous étions tous assis en tailleur autour d’un jeu de cartes et Rose qui me criait « Bois, bois, bois ! » bien plus fort que les autres. Un nouveau ricanement se fait entendre du côté de la fenêtre.
— Tu as entendu ça ? demandé-je à mon oncle.
— Quoi donc ?
— Un rire.
Il me toise avec inquiétude et je me rends compte que je dois avoir l’air complètement timbré.
— Laisse tomber. J’ai dû rêver.
— Elizabeth, ton attitude est incompréhensible. Tu es une fille intelligente, tu n’as jamais été du genre à te laisser influencer ou marcher sur les pieds… Je ne comprends pas comment tu as pu te laisser entraîner là-dedans…
Je ferme les yeux, bercée par le monologue de mon oncle, qui ne se rend pas compte qu’il répète les mêmes propos en boucle. Dans ces cas-là, ça ne sert à rien de le lui faire remarquer. Il devient comme imperméable à tout élément extérieur et s’enfonce encore plus dans les méandres de ses pensées lorsqu’on essaie de l’en extirper. Encore sonnée, je me sens vaciller dans un épais sommeil.
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Elsie Fitzgerald

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MessageSujet: Re: Ch.1 Trou noir   Ch.1 Trou noir EmptyMer 19 Jan 2022 - 1:18

3. PRÉSENCE

Lorsque j’ouvre de nouveau les paupières, la nuit est tombée et je suis seule dans la chambre. Je m’en veux de m’être endormie. Il est bien trop tard pour qu’ils me laissent rentrer chez moi ; je vais donc devoir patienter jusqu’à demain et bien sûr, je ne suis plus du tout fatiguée ! Oncle George a laissé un mot sur ma table de chevet :

Je passe te chercher demain après le boulot. En attendant, essaie de te reposer.
Bisou,
Oncle George.


J’ai envie d’appeler Rose, histoire de la réveiller avec autant de douceur qu’elle l’a fait avec moi ce matin, mais mon portable est introuvable. Mon oncle m’a seulement apporté quelques vêtements de rechange, qui gisent sur le dossier de la chaise à côté de mon lit.
Ma vue s’habitue peu à peu à la pénombre et je crois distinguer une silhouette légèrement éclairée par un halo doré, debout au fond de la pièce. Glacée par la peur, je reste paralysée, à demi redressée contre la tête de lit. La personne doit percevoir mon mouvement, car elle bouge rapidement et des yeux percent l’obscurité. Pas jaunes, comme dans les films d’horreur, mais tout de même. Des yeux normaux ne sont pas censés briller dans le noir !
— Qui êtes-vous ? demandé-je d’une voix blanche.
Je ne sais pas pourquoi je ne crie pas tout simplement afin d’avertir les infirmières. Il n’y a que moi pour faire la conversation avec les tueurs en série et tenter de les dissuader de me découper en morceaux plutôt que d’appeler à l’aide !
La silhouette avance vers moi, révélant des courbes de femme. Mes poils se hérissent. Je suis à deux doigts de hurler.
— Tu peux me voir ?
Les battements de mon cœur s’affolent. La voix de cette étrangère m’est familière, mais pas au point que je me souvienne de son identité. Je ne sais pas si je devrais être rassurée ou d’autant plus paniquée que cette inconnue me connaisse.
— Mais t’es qui, bon sang ? m’impatienté-je.
Je pourrais ajouter « et qu’est-ce que tu fous dans ma chambre d’hôpital au beau milieu de la nuit ? », mais je doute qu’elle me réponde.
— Ça, c’est bizarre… marmonne-t-elle en tournant en rond, une main sur la nuque. Ça n’arrive jamais quand tu es dans ton état normal.
J’ai enfin la présence d’esprit d’allumer la petite lampe de chevet qui trône à côté du « vase moche » sur ma table de nuit. Une lumière blafarde inonde la pièce, dévoilant la jeune femme que j’ai tenté de draguer hier soir avant de m’effondrer comme une poupée de chiffon. Elle se fige, aussi surprise qu’un animal éclairé par des phares sur l’autoroute. Elle porte le même T-shirt noir et le même jean qu’à la fête. Elle ressemblerait presque à une motarde, si on lui ajoutait une veste en cuir et un casque ! Je la dévisage d’un air interrogateur.
— Quand je suis dans mon état normal… ? répété-je, de plus en plus confuse.
— C’est peut-être juste parce que tu es encore à moitié endormie… Tu devrais retourner te coucher.
— « Tu devrais », « tu devrais »… c’est tout ce que tu sais dire ? Et tu crois vraiment que je vais pouvoir me rendormir, là ?
— Ce n’est pas grave, je vais m’en aller, dit-elle en se dirigeant vers la porte.
— Non ! Reste ici et dis-moi ce qui se passe ou je hurle et je réveille tout l’hôpital.
Elle hésite un moment, esquisse un sourire en coin, puis ouvre la porte et s’en va. Je reste interdite, ahurie et tout bonnement incapable de crier, même si j’avais voulu le faire. Je me demande si je ne suis pas tout simplement en train de rêver ou encore, d’halluciner. Qui sait, peut-être qu’on m’a fait avaler des médicaments à effets secondaires douteux… Quoi qu’il en soit, j’ai conscience que quelque chose cloche : je devrais être terrorisée, or ce que je ressens s’apparente plus à de la curiosité. Je veux qu’elle revienne.
Toutefois, j’ai beau attendre pendant une heure en feignant de lire un magazine, la charmante inconnue ne refait pas d’apparition dans ma chambre. Vers 4 h du matin, j’éteins la lumière et m’efforce de me rendormir. Au moins comme ça, le temps passera plus vite.



Comme prévu, le lendemain après-midi, oncle George est venu me chercher pour me ramener à la maison. J’ai gagné ma chambre sans un mot et me suis occupé l’esprit avec de la musique et de la lecture jusqu’au soir. Il est à peu près 19 h 30 lorsque trois petits coups retentissent contre ma porte.
— Elizabeth ? On va passer à table, annonce la voix de mon oncle.
Je n’ai rien avalé depuis hier – impossible d’ingurgiter la soupe insipide qu’on m’a servie à l’hôpital. J’ai l’impression que mon estomac s’est resserré et a adopté la taille d’un petit pois pour me punir de l’avoir rempli de saloperies. Je descends quand même dans la salle à manger, histoire de faire acte de présence. Mon oncle a préparé la table comme lors des jours de fête. Je le soupçonne d’essayer de rétablir un climat familial pour s’alléger la conscience. Il doit se dire que c’est sa faute si j’ai mal tourné. D’ordinaire, nous mangeons chacun dans notre coin : lui devant son poste de télévision et moi, dans ma chambre.
La maison est comme divisée en deux. Je ne vais quasiment jamais dans le salon, cette pièce décorée dans un style rétro aux étagères murales recouvertes de bibelots, de photos de famille et d’une couche impressionnante de poussière.
La salle à manger est, comme je l’ai dit, réservée aux jours de fête. C’est la pièce la plus vaste de la maison et nous n’en profitons que deux ou trois fois dans l’année. Elle se constitue d’une grande table en bois de merisier et de chaises à l’allure médiévale. George et moi ne nous rencontrons pour ainsi dire que dans une pièce : la cuisine. La plupart du temps, il prépare des repas copieux en avance afin que nous ayons des restes pour la semaine. Il arrive aussi que je cuisine, mais c’est exceptionnel, car je manque légèrement de talent dans ce domaine et les plats que je prépare sont soit fades, soit trop cuits. Oncle George est toujours assez gentil pour ne pas me faire de commentaire là-dessus, car il apprécie mes (rares) efforts.
Je m’installe devant mon assiette de lasagnes fumantes qui sortent sûrement du micro-ondes. L’odeur du plat a beau attiser ma faim, mon estomac se resserre encore plus pour bien me faire comprendre qu’il ne faut pas compter sur lui.
— Comment est-ce que tu te sens ? m’interroge mon oncle, me scrutant avec attention derrière ses petites lunettes rondes.
— Mieux, le rassuré-je. Mais je ne pourrai rien avaler.
— Essaie, au moins. Tu es maigre comme un clou.
Toujours la même rengaine. J’ai connu une période anorexique à treize ans, après la mort de mon père, et depuis, oncle George s’inquiète sans cesse de mon alimentation. Ça me rend malade qu’il se permette des remarques de la sorte. Je saisis ma fourchette entre deux doigts et picore dans mon assiette. L’air satisfait, il se met à manger sans me prêter plus d’attention. Je réitère donc la méthode que j’ai utilisée dans le passé pour donner l’illusion que la nourriture diminue dans mon plat. Je coupe la totalité de mon repas en petits morceaux, faisant mine de mâcher, et lorsqu’il regarde ailleurs, je les pousse les uns après les autres sur mes genoux, où j’ai placé une grande serviette en papier pour les accueillir. Ça m’énerve de devoir recourir à ce vieux stratagème d’adolescente mal dans sa peau, mais c’est la seule solution pour qu’il me laisse tranquille. Il n’y voit que du feu.
— C’était délicieux, prétends-je en souriant après avoir avalé une dernière bouchée de vide.
Ni vu ni connu, je plie la serviette remplie de nourriture et attends qu’il se lève avant moi pour aller la jeter dans la cuisine. Tant pis pour le gaspillage : si je m’étais forcée à manger, tout cela aurait fini au fond des toilettes.
— Il a remarqué ton petit manège.
La voix féminine a surgi de nulle part, me prenant au dépourvu, si bien que je manque de lâcher ma serviette. Je m’empresse de l’enfoncer dans la poubelle. Oncle George me tourne le dos, occupé à faire la vaisselle. Je regarde partout autour de moi, honteuse et effrayée. La cinglée de la nuit dernière m’a suivie jusque chez moi ! Sauf que je suis toujours la seule à l’entendre… Alors, qui est-ce qui est réellement cinglée ? Je m’engouffre dans ma chambre avec la sensation d’être observée de toutes parts. Je compose le numéro de ma meilleure amie, bien décidée à me faire rassurer sur ma santé mentale. Elle répond dès la première sonnerie.
— Alors, t’as été privée de dessert ?
— Non. Mais il me déconseille de traîner avec toi.
— Il a raison. J’exerce une très mauvaise influence sur toi, confirme-t-elle en rigolant.
— Rose… je voulais te parler d’un truc.
— Eh ben, accouche.
— J’ai rencontré une nana à la fête, avant de perdre connaissance.
— Ah… Je me disais bien que tu tenais mieux l’alcool, d’habitude. Elle devait être sacrément canon pour te faire tomber dans le coma.
— Haha. Hilarant. Elle est un peu plus âgée que nous, a les cheveux mi-longs et blond cendré. Ses yeux sont marron clair et elle portait un T-shirt noir. Si tu la connais, tu sauras tout de suite de qui je parle, parce qu’elle ne passe pas vraiment inaperçu… si tu vois ce que je veux dire.
Silence au bout du fil.
— Non… désolée, mais je n’ai pas vu de top model dans le coin. Qui qu’elle soit, ma vieille, je doute qu’elle ait envie de te revoir étant donné l’état dans lequel t’as terminé la soirée.
Vexée par sa remarque, je me renfrogne.
— Laisse tomber… ce n’est pas grave. Elle est probablement au lycée avec nous.
— Ouais. MALPARIDO ! TÚ PASASTE POR MIS COSAS OTRA VEZ !  
J’éloigne le téléphone de mon oreille, assourdie.
— C’est quoi, ce bordel ?
— Désolée, je parlais à mon idiot de frère qui croit qu’il PEUT ENTRER DANS MA CHAMBRE COMME IL VEUT.
— Aïe ! Baisse le volume.
— Excuse-moi. De quoi est-ce qu’on parlait ?
— De rien d’important. On se voit demain en cours ?
— C’est ça. À demain, vieille chatte.
— À demain, grosse vache.
Je raccroche, un sourire aux lèvres. Je considère Rosalinda comme ma sœur. Avec elle, les fous rires et les disputes s’enchaînent sans succession logique. On s’entend au compte-goutte, et j’ai souvent envie de lui mettre des claques, or il n’y a qu’elle qui me comprenne sur certaines choses. Nous nous connaissons depuis la Sixième, et c’est en partie à cause d’elle qu’après la mort de Papa, j’ai voulu vivre avec mon oncle George, qui habite lui aussi à Brighton. Ainsi, je n’ai pas eu à changer d’école ou à me séparer de mes amis. Pourtant, à l’époque, les juges n’étaient pas sûrs de vouloir me confier à un homme seul et sans enfant plutôt qu’à mes tantes, toutes deux mères de famille. Mais comme elles habitaient à Londres et que j’étais d’accord pour rester vivre avec George, ils ont fini par lui accorder ma garde.
Je ne peux pas le nier : c’est Rose qui m’a entraînée dans toutes sortes d’aventures plus ou moins stupides et dangereuses. Encore aujourd’hui, à chaque nouvelle idée foireuse, elle n’a de cesse de me tenter comme un diable à coups de « Allez, viens, ce sera drôle ! » et de « T’inquiète pas, ça ne risque rien ! ». Nous nous sommes vraiment rapprochées pendant l’année de Quatrième. Précisément au moment où j’ai eu besoin de déconner pour oublier que je venais de perdre mon père.



J’ai passé une nuit quasi blanche, à la fois anxieuse et excitée à l’idée que ma traqueuse revienne me rendre visite alors qu’au final, elle n’a pas daigné montrer le bout de son joli nez. Au réveil, je me sentais mille fois mieux, comme si mon corps s’était presque entièrement rétabli pendant mon sommeil. Après les cours, Rose m’a proposé de passer la soirée chez elle, soi-disant pour bosser sur un devoir. Sa mère est sortie avec son mec et son frère dort chez un copain. George m’a fait la morale, alléguant que je devrais rester à la maison pour me reposer, mais j’ai fini par le persuader en mettant l’accent sur le fait que les exams sont pour bientôt. Inutile de préciser que Rose a invité du monde et que tout ce qu’on fera de nos feuilles de cours, ce sera s’en servir pour rouler des joints !
— Désolé, Elsie, il paraît que tu ne tiens pas l’alcool, ricane Juan, le petit ami officiel de Rose, en servant des cocktails à tout le monde sauf à moi.
Juan est plus âgé que nous et travaille dans une usine, au cœur du quartier affaires de Londres. Il est toujours vêtu d’un débardeur blanc qui laisse entrevoir son importante musculature. Rose est dingue de lui, mais ça ne l’empêche pas de le tromper avec d’autres types de temps en temps, alléguant qu’il n’a qu’à être là plus souvent et qu’elle s’ennuie sans lui. Juan est parfaitement au courant de la situation, mais cela ne semble pas le déranger. Il a sûrement lui aussi deux ou trois plans cul réguliers.
Je m’allume une cigarette et fais mine de prendre sa remarque avec le sourire alors que j’ai juste envie de lui donner un coup de pied là où je pense.
— Tais-toi et sers-moi un verre.
Il verse un fond de vodka dans ma coupe sous les rires des autres. Je saisis mon verre et le lui mets sous le nez.
— Te fous pas de ma gueule, Juan, verse.
— Fais gaffe, mec, elle va peut-être nous faire une crise d’épilepsie cette fois-ci, renchérit Alistair, qui a visiblement toujours en travers de la gorge la veste qu’il s’est prise de ma part.
Je m’empare de la bouteille pour me servir moi-même. Après quoi je m’assois sur les genoux du rouquin dans une posture plus que suggestive. Ses taches de rousseur se fondent dans le rouge qui lui monte aux joues. Je m’amuse avec ses boucles, un sourire aguicheur aux lèvres, puis je me relève, le laissant en plan avec son érection.
À 23 h, le nombre des invités a doublé. Rose fricote avec Juan sur un des canapés du salon tandis que les autres se trémoussent. Je ne suis pas vraiment d’humeur à faire la fête après ce qui m’est arrivé. Toutefois, j’ai déjà avalé deux cocktails et je m’apprête à allumer mon premier joint. Je me délecte de la sensation de perdre la raison, de basculer dans cet état second où l’esprit est trop embué pour réfléchir à des choses sérieuses et déprimantes. Je suis en train de me balancer au rythme de la musique, la clope au bec et le briquet dans la main, lorsqu’une voix retentit derrière moi.  
— Tu es sérieuse, là ? Je n’aurais pas dû t’aider à te sentir mieux… Pose ça tout de suite si tu ne veux pas finir la soirée à vomir tes tripes sur le carrelage.
Mon cœur se met à marteler ma poitrine. Je reconnais le timbre rauque de la mystérieuse blonde qui semble me suivre comme une ombre. Je lui réponds sans me retourner :
— Je ne vois pas en quoi ça te regarde.
Et puis, j’embrase le bout du pétard et tire une taffe avant de faire volte-face pour lui souffler la fumée au visage. Une expression de profonde surprise déforme ses traits. Elle prend place à côté de moi et me scrute intensément pendant de longues secondes. À mon tour de rougir.
— C’est incroyable, souffle-t-elle enfin. Tu n’as jamais été aussi sensible à ma présence.
J’éclate d’un rire dément.
— Bon, écoute, il va falloir m’expliquer qui tu es et pourquoi tu me sors des trucs aussi bizarres.
Elle continue de me fixer, semblant peser le pour et le contre d’une éventuelle révélation de son identité. J’affiche un air détaché alors que la curiosité me démange. J’ai l’habitude d’obtenir ce que je désire de cette manière. Montrer trop d’intérêt risque de me faire passer pour une gamine capricieuse. Et cette fille doit déjà avoir une piètre image de moi… inutile d’en rajouter une couche.
— OK, Elsie. Tu l’auras voulu.
Je hausse un sourcil, impatiente d’entendre ce qu’elle a à me divulguer de si confidentiel.
— Je suis ton ange gardien, m’apprend-elle sur un ton on ne peut plus sérieux.
Comme elle s’y attend sûrement, je pouffe de rire.
— Bien trouvé. Mais tu ne t’en sortiras pas aussi facilement.
Je me penche vers elle pour l’embrasser, toutefois elle se dérobe.
— Au fait… fait-elle en jetant un regard alentour. Là, tu es en train de passer pour une folle qui parle toute seule. Il n’y a que toi qui puisses me voir. Même si je n’ai toujours pas compris pourquoi.
Je suis le fil de son regard et découvre une dizaine de paires d’yeux braqués sur moi. Rose fronce les sourcils et me dévisage d’un air méfiant. Elle se lève du canapé et marche jusqu’à moi.
— Elsie… Tout va bien là-dedans ? demande-t-elle en me donnant un coup sur le crâne. Tu parles à qui ?
Mes prunelles se posent automatiquement sur la chaise devant moi, où madame Mystère me jauge avec un sourire moqueur aux lèvres. Rose tourne les siennes dans la même direction, puis de nouveau vers moi, l’air de se dire que je suis complètement barge, ou bourrée. Ou encore, les deux en même temps.
— On va t’allonger sur mon lit, d’accord ? me crie-t-elle dans l’oreille pour couvrir le vacarme ambiant. Donne-moi ça, ajoute-t-elle en saisissant le joint entre mes doigts.
— Hé ! protesté-je.
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Elsie Fitzgerald

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MessageSujet: Re: Ch.1 Trou noir   Ch.1 Trou noir EmptyMer 19 Jan 2022 - 1:19

4. INTERROGATIONS

Je la laisse m’entraîner dans sa chambre, exiguë et entièrement décorée de rose, à vous en donner la nausée. Des piles de vêtements jonchent le sol et nous devons en enjamber plusieurs avant d’atteindre le lit à baldaquin. Je constate avec un soulagement ridicule que la jolie blonde nous a suivies. Elle va se poster contre la fenêtre, les bras croisés.
— Tu ne la vois vraiment pas ? interrogé-je tout de même ma meilleure amie, incrédule.
Celle-ci regarde dans la direction que je pointe du doigt et secoue la tête.
— Désolée, ma poule, mais je ne sais pas de qui tu parles. Essaie de te reposer, OK ? Je repasse te voir dans une petite demi-heure.
Elle allume la guirlande de lampions enroulée autour de la tête de lit, tire sur le joint qu’elle m’a piqué et s’éclipse, refermant la porte derrière elle. Je me retrouve de nouveau seule avec cette stalkeuse dont j’ignore tout. Bizarrement, je ne ressens toujours pas la panique qui devrait m’assaillir à l’idée d’être traquée, qui plus est, par une meuf que je suis la seule à voir. Non, je dirais même que sa présence a quelque chose de… rassurant.
— C’est quoi, ton nom ? lancé-je en me redressant sur le lit.
— Je me demandais quand tu allais me poser la question. Tu peux m’appeler Thea.
— Leah ? répété-je, pas sûre d’avoir bien entendu.
— Non, Thea, dit-elle un peu plus fort. La version courte de Theresa.
Je souris, comblée qu’un être aussi divin porte un prénom classe et élégant.
— Ravie de te rencontrer, Thea. Maintenant qu’on se connaît un peu mieux, tu peux me dire pourquoi tu me suis partout ?
Je parle d’une voix traînante ; l’alcool ralentit mon cerveau et m’empêche de m’exprimer aussi clairement que je le voudrais.
— On m’a envoyé pour te surveiller. Pour que tu ne fasses pas trop de bêtises, précise-t-elle comme si elle s’adressait à une enfant.
Optons pour la logique. Je ne veux pas risquer de la braquer en la traitant de folle.
— Ah ouais… Et comment voudrais-tu que je te croie ? Il me faut une preuve.
— Quel genre de preuve ?
— Que tu es bien un ange et pas juste une actrice que mes potes auraient soudoyée pour se payer ma tête.
Dans notre groupe d’amis, nous avons parfois tendance à nous montrer vaches les uns envers les autres. J’en deviens parfois parano. J’imagine très bien Kiaan ou Alistair avoir persuadé Rose de me faire une blague aussi tordue. Toutefois, cette hypothèse ne tient pas, puisque mon oncle était là quand Thea a parlé dans la cuisine…
Cette dernière se rapproche de moi et s’agenouille à côté du lit, me donnant enfin l’opportunité d’examiner son visage de plus près. Sa peau légèrement hâlée est sans défaut et paraît aussi lisse et douce que des joues de bébé. La lumière se reflète sur son corps avec une intensité déconcertante, comme si elle était enveloppée d’un voile d’or. Je note également qu’il m’est toujours impossible de déterminer la couleur de ses iris. Celles-ci chatoient, oscillant entre le marron et le doré.
— Vas-y, essaie de me toucher.
Je tends la main vers sa joue, quelque peu émoustillée par sa demande. Je frémis lorsque mes doigts rencontrent le vide au lieu de s’arrêter sur sa peau. Des picotements les traversent et une vague de chaleur remonte dans ma main. Je réitère l’expérience, abasourdie. Je veux poser la paume sur son épaule mais encore une fois, je ne heurte rien de solide.
— Satisfaite ? dit-elle en se relevant d’un bond pour regagner sa place près de la fenêtre.
Je la contemple sans répondre, hagarde. Je dois m’être cogné la tête sacrément fort en tombant dans les pommes, l’autre jour !
— Je… Je dois être dingue, tu ne peux pas être réelle !
— Aussi réelle que toi, ma chère.
— Et l’autre nuit à l’hôpital tu… tu as ouvert la porte, je m’en souviens très bien. Comment tu expliques ça ?
— Je peux interagir avec la matière, seulement, pas pendant très longtemps. J’aurais pu passer à travers la porte, mais je ne voulais pas te traumatiser… finit-elle avec un sourire narquois.
— C’est pas possible.
— Ce qui n’est normalement pas possible, c’est que tu me voies et m’entendes aussi clairement qu’à présent. Généralement, tu es sensible à ma présence et à ma voix lorsque tu te trouves dans un état de conscience altéré, mais ce n’est jamais allé aussi loin. C’est incroyable.
— Tu… Tu me suis depuis combien de temps ? bégayé-je en tentant de ranger ces nouvelles informations dans un coin de mon cerveau.
— Depuis cinq mois, répond-elle en soupirant.
— Ça a l’air de te ravir, noté-je avec une pointe d’ironie.
Elle me toise d’un regard sévère. Le même qu’elle m’a lancé lorsque je lui ai adressé la parole pour la première fois.
— En même temps, on ne peut pas dire que tu me rendes la tâche facile. Tu n’écoutes jamais rien et tu n’en fais qu’à ta tête.
— Je ne t’ai jamais entendu me donner de conseil, rétorqué-je, piquée au vif.
— Tu sais, la petite voix dans ta tête qui tente de te raisonner lorsque tu t’apprêtes à faire quelque chose de stupide ? C’est moi. La main invisible qui te retient alors que tu es sur le point de traverser la route sans regarder ? Encore moi.
Mon rythme cardiaque s’emballe. J’ai failli avoir un accident un matin, il y a quelques semaines, alors que je sortais de chez Rose après une soirée bien arrosée, la tête encore à l’envers. Je me suis soudain retrouvée comme collée au sol, incapable de faire le moindre mouvement et de lever le pied du trottoir. Complètement dans les choux, je me suis alors baissée pour vérifier qu’un chewing-gum ne s’était pas accroché à ma semelle. C’est alors qu’un bruit de moteur a rugi au coin de la rue : un camion est passé à dix centimètres de moi à une vitesse affolante. Cette nana m’a-t-elle réellement sauvé la vie ? Et si oui, combien de fois ?
— OK… OK. Admettons que tu sois vraiment mon « ange gardien » et que ce genre de trucs loufoques ne soit pas qu’un ramassis de conneries sorti tout droit de la tête d’un imbécile à l’imagination débordante…
Thea me zieute de travers, blasée.
— Pourquoi est-ce que tu ne me surveilles que depuis quelques mois ? poursuis-je. On n’est pas censé être protégé dès la naissance ?
— Bonne question. Tout ce que je sais, c’est qu’on m’a envoyée il y a quelques mois. Je remplace peut-être quelqu’un d’autre. Je n’en sais rien, on ne m’a pas vraiment expliqué mon nouveau métier, ajoute-t-elle, une note de frustration perceptible dans sa voix.
— Nouveau métier ? Parce que tu faisais quoi, avant ? Tu présidais au Jugement Dernier ?
Son regard se fait plus tendre. Je crois qu’elle commence à apprécier mon humour.
— À vrai dire… je ne m’en souviens pas. C’est comme si j’étais née le jour où je me suis réveillée près de toi, avec la sensation de devoir te protéger envers et contre tout. Je me suis vite rendu compte qu’il m’était impossible de m’éloigner de plus de quelques mètres de toi, tout au début.
Je déglutis, réalisant ce que cela signifie. Elle est là, tout le temps. Quand je me déshabille, quand je prends ma douche, quand je me…
— Je crois que j’aurais préféré ne pas savoir ça.
Elle s’empourpre légèrement et s’empresse de préciser qu’elle a toujours respecté mon intimité et qu’elle reste souvent dans la pièce à côté pour ne pas empiéter sur mon espace personnel. Voilà qui est rassurant.
— Que se passe-t-il si tu t’éloignes trop ?
— Je « m’évanouis », en quelque sorte. Tout ça pour me réveiller à tes côtés lorsque je reprends connaissance.
Donc elle a bel et bien essayé. Pas étonnant, vu le cas perdu qu’elle doit se coltiner ! J’ai nommé : moi-même. Elle vient s’asseoir au bout du lit. On dirait qu’elle s’assure de toujours garder une distance suffisante entre nous.
— Thea… balbutié-je, sentant mon corps s’engourdir.
Je suis si bien, dans cette chambre, aux côtés de cette créature étrange dont il émane une douce chaleur et un halo apaisant. Je sais que je me réveillerai demain matin avec la sensation d’avoir rêvé tout cela, mais je veux en profiter encore un peu avant de revenir à la réalité.
— Oui ?
— Pourquoi tu m’as laissée la dernière fois, à l’hôpital ?
Un sourire étire un coin de ses lèvres.
— Je ne suis pas allée bien loin. J’étais juste surprise que tu puisses me voir ; je n’y étais pas préparée et ça m’a inquiétée. Et puis j’y ai réfléchi et j’ai décidé de retenter l’expérience, pour voir si le miracle était renouvelable.
— Et nous voilà maintenant.
D’un seul coup, elle se lève et s’exclame, joyeuse :
— C’est prodigieux ! Tu vas vraiment pouvoir m’écouter, désormais.
— Euh, une seconde. Qui a dit que j’étais d’accord pour obéir à qui que ce soit ?
— Ce n’est pas la question. Le fait est que je sais mieux que quiconque ce qui est bien ou non pour toi.
Oh là, c’est quoi, ce ton de professeure je-sais-tout ? Je sens que je ne vais pas la supporter longtemps…
— Et alors ? Ce n’est pas pour autant que je ne vais plus faire ce que je veux. Même si c’est stupide et que tu n’approuves pas, miss L’Ange-Gardien.
Je me suis toujours rebellée contre toute forme d’autorité. Hors de question que je me plie à celle de cette fille sous prétexte qu’elle se prend pour mon chaperon. Elle paraît quelque peu désarçonné par mon refus de coopérer.
— Je ne comprends pas. Pourquoi tu fais tout pour te détruire toi-même et les autres ?
La question semble réellement l’intriguer. Je secoue la tête, mal à l’aise.
— J’vois pas les choses comme ça. Quand je fais quelque chose de stupide ou de méchant… je ne pense pas aux conséquences, sur le moment. Tout ce qui m’importe, c’est la satisfaction que ça me procure au moment où je le fais.
— C’est bien ce que je pensais. Tu n’es qu’une enfant immature et égocentrique après tout, déclare-t-elle doucement, le regard froid.
J’ouvre de grands yeux étonnés. Personne ne m’a jamais parlé de la sorte. Je rêve ou celle qui affirme être ma protectrice est en train de m’insulter ?!
— Tu me connais depuis cinq mois et tu crois savoir qui je suis ? persiflé-je, profondément vexée par sa remarque qui, je l’admets, n’est pas tout à fait fausse.
— Je ne prétends pas te connaître mieux que toi-même. Mais avoue que je n’ai pas complètement tort.
Je détourne le regard, peu désireuse d’admettre mes faiblesses et de lui donner raison. Elle se rassoit plus près de moi.
— Tu crois que c’est drôle pour moi de devoir te suivre à la trace et d’essayer en vain de te remettre sur le droit chemin ? Je ne sais pas pourquoi je suis là, et il me semble que le seul moyen de me libérer de cette tâche qui m’incombe, c’est d’arriver à te faire mûrir un peu.
Les larmes me montent aux yeux, et j’évite de croiser son regard pour qu’elle ne voie pas à quel point je suis blessée. Je n’avais pas appréhendé la situation sous cet angle-là. Elle ne me protège pas de son plein gré, mais parce qu’elle y est forcée… Je me sens à la fois victime et coupable de son sort.
— Je n’ai rien demandé, moi, argué-je d’une voix geignarde, prouvant ses dires. Je m’en sortais très bien toute seule ! Je suis désolée si tu n’es pas contente de devoir traîner un boulet comme moi, mais je ne peux rien y faire.
— Je continuerai de te donner des conseils, dit-elle en me défiant du regard. Et tu ne pourras plus les ignorer, maintenant que tu m’entends.
Une scène du film Ghost m’apparaît à l’esprit : quand le fantôme joué par Patrick Swayze harcèle la médium jouée par Whoopi Goldberg toute la nuit en lui chantant les mêmes chansons jusqu’à ce qu’elle accepte de l’aider.
— Tu rigoles ? Tu ne vas pas me pourrir la vie, quand même ?
Une lueur de malice s’allume au fond de ses pupilles.
— Au contraire, ma chère. Je vais tout faire pour que tu cesses de te la pourrir toi-même…
Je commence enfin à ressentir quelque chose qui ressemble à de la peur. J’ai seulement dix-huit ans, merde ! Ce n’est pas encore le moment de jouer les adultes responsables… si ?
— Tu ne pourras pas m’y forcer.
— Je t’aurai à l’usure.
— Essaie toujours.
— J’ai tout mon temps, conclut-elle en s’allongeant à mes côtés, mains derrière la nuque.
Je la dévisage des pieds à la tête, irritée par son ton narquois. Elle a fermé les yeux, ce qui me permet de la contempler à loisir. Excepté cette lumière à peine perceptible qui l’enveloppe comme un drap scintillant, rien ne la distingue des humains. Sa poitrine se soulève régulièrement, preuve qu’elle respire ou, tout du moins, qu’elle fait semblant. Elle paraît aussi réelle et matérielle que le commun des mortels. Ça me frustre de savoir que son corps n’est qu’un simple hologramme. Ils auraient au moins pu lui donner une apparence plus repoussante… ça m’aurait évité de ressentir le paradoxe d’une attirance dictée par mes hormones VS l’antipathie que m’inspire son attitude condescendante !
— Explique-moi comment ça marche, exigé-je en croisant les bras. Est-ce que tout le monde a un ange gardien ?
— Je n’en ai pas la moindre idée ! s’esclaffe-t-elle comme si je venais de faire la blague du siècle. Je connais les réponses à des questions mathématiques et métaphysiques complexes, mais en ce qui concerne mon propre domaine, je sèche. Je n’ai vu personne comme moi, mais peut-être qu’un voile recouvre mes yeux et m’empêche d’avoir accès à certaines choses que je ne suis pas prête à accepter, un peu comme vous avec tout ce qui n’est pas explicable par la science.
— Tu serais un genre d’ange gardien en formation, c’est ça que tu veux dire ? Et moi, ton premier cobaye ?
— Faut croire que oui.
— Oh, génial… et pourquoi personne n’est là pour t’apprendre le métier ? C’est loin d’être rassurant, tout ça.
— C’est en se jetant à l’eau qu’on apprend ! Je pense que je dois faire mes preuves.
— Sauf que le Big Boss a oublié de te donner ta paire d’ailes avant de te pousser du nid !
Je m’étale sur le lit, accoudée au matelas, ma paume soutenant ma tête. Mon pied rencontre sa jambe – ou plutôt, passe au travers. Je le retire d’abord, puis le remets à sa place. Cette chaleur et ces picotements sont en fait plutôt agréables, et ça n’a pas l’air de déranger Thea.
— Mais du coup… ça veut dire que Dieu existe ?
Elle braque un regard espiègle dans ma direction, les mains toujours croisées derrière la nuque.
— Qu’est-ce que t’en penses, toi ?
Je dois me retenir de rire. La question piège !
— Tu sais bien que je fais ma prière tous les soirs, dis-je avec une gravité feinte.
Elle retourne à sa contemplation de la fenêtre, blasée par ma réponse.
— Tu croirais en Dieu à ma place ? lui demandé-je plus sérieusement.
— Du point de vue d’un humain vivant dans une société dysfonctionnelle telle que la vôtre, c’est vrai qu’il est plutôt difficile d’y croire, admet-elle en pinçant les lèvres.
J’ai envie d’y déposer un baiser pour les détendre. Calme-toi, Elsie. Rappelle-toi qui elle est, scande une voix dans ma tête. Mais tout cela ne peut pas être réel ! soutient une autre. Je me maudis d’avoir bu autant. Au moins, sobre, j’aurais pu réfléchir correctement.
— Et pas du tien ? Tu te retrouves coincée avec une ado autodestructrice au caractère de chien et tu oses me dire que tu crois en Dieu ?
Mon sens de l’autodérision déclenche un fou rire chez mon interlocutrice. Je la contemple, un bête sourire suspendu aux lèvres. Quand elle rit, des petites rides se forment au coin de ses yeux et ses lèvres dévoilent une rangée de dents parfaitement blanches et alignées.
Je suis prise d’une envie de la photographier, d’immortaliser tant de beauté sur papier glacé. Mais non seulement je n’ai pas d’appareil photo sous la main, et en plus, j’imagine qu’aucune pellicule au monde ne saurait capturer une créature uniquement visible à mes yeux. Je m’en sens presque honorée. Je suis la seule à pouvoir profiter de son charme et de ses sourires. Maigre consolation, vu ce qui m’attend, mais on prend ce qu’on peut, hein !
— Ce n’est pas parce qu’on ne croit pas en quelque chose que ça n’existe pas, déclare-t-elle en retrouvant son masque de gravité. Tu ne crois pas en moi, et pourtant, je suis là.
Je me laisse aller sur un des coussins posés sur le lit, le regard fixé au plafond. Elle a raison sur ce point-là. Comme pas mal de gens, je crois en Dieu quand ça m’arrange. Je me surprends parfois à prier lorsque j’espère fortement quelque chose. Sans grande conviction peut-être, mais je le fais tout de même, « au cas où ».
— Bien sûr que je crois en toi… la contredis-je. Je n’ai pas trop le choix, vu que tu es ici devant moi. Si Dieu avait répondu ne serait-ce qu’à une seule de mes demandes… je croirais plus facilement en lui.
Mon aptitude à m’exprimer sans que ma langue ne fourche est surprenante, vu mon état. Certes, je dois faire preuve de beaucoup plus de concentration qu’en temps normal, mais ce n’est pas une si mauvaise chose pour quelqu’un qui parle habituellement sans réfléchir.
— C’est ça le problème, avec vous. Vous confondez Dieu et service après-vente. Vous oubliez que vous êtes à la fois la cause et la conséquence.
J’éclate de rire.
— Pardon ?
— Laissons ça de côté pour l’instant. Il vaut mieux qu’on en reparle quand tu auras tous tes esprits.
Je fais la moue, mais ne bronche pas. Un autre tiroir à questions vient de se déverrouiller dans ma tête.
— Dis-moi… comment as-tu deviné que mon oncle avait remarqué mon « petit manège », hier soir ? Tu n’étais pas dans la pièce avec nous, que je sache.
— Je n’étais pas bien loin, mais tu étais trop occupée à planquer tes lasagnes pour me remarquer, se moque-t-elle. Pour ce qui est de ton oncle, il est moins bête que tu ne l’imagines. Il n’a rien dit parce qu’il ne voulait pas t’humilier.
— Tu lis dans les pensées, aussi, ou quoi ?
— Pas besoin de lire dans les pensées pour se rendre compte de certaines choses. Il suffit d’un peu de perspicacité.
— Mhm… donc tu n’as aucun superpouvoir ? C’est plutôt lamentable, pour un ange gardien.
— Et tu crois peut-être que ton estomac et ta tête se sont soignés tout seul ?
Oh. Je me disais bien que ma guérison était un peu rapide !
— Tu n’as même pas d’ailes.
Elle se renfrogne, visiblement vexée par mes critiques.
— Encore ça ? Pas besoin d’ailes pour voler ! Qui plus est, je peux transcender la matière et me retrouver auprès de toi en un claquement de doigts dès qu’il le faut. Qu’est-ce que tu dis de ça ?
— Mouais, admets-je après un temps. Je croyais que tu ne pouvais pas t’éloigner à plus de quelques mètres ?
— C’est vrai. Mais la distance s’agrandit avec l’entraînement. Je peux m’éloigner de quelques kilomètres, désormais.
Elle s’est donc entraînée ? Elle cherche clairement à me fuir ! … et je la comprends.
— Et j’ai des intuitions, reprend Thea, qui n’a pas fini de faire étalage de toutes ses capacités surhumaines. Des flashs incontrôlables qui me révèlent ce qui va se passer dans le futur.
— Et là, il va se passer quoi ? demandé-je, aguicheuse.
Thea se redresse d’un coup, sans que les draps ne témoignent de son mouvement.
— Ta copine vient voir si tu es toujours aussi fêlée. Tu ferais mieux de faire semblant de dormir si tu ne veux pas répondre à son interrogatoire.
Elle va s’asseoir sur la chaise de bureau de mon amie, me fixant de ses prunelles malicieuses. Effectivement, des pas se font entendre dans le couloir. J’éteins les petites lumières enroulées autour du lit et me glisse sous les couvertures, imitant la respiration profonde et régulière d’une personne en plein sommeil. Rose entre en trombe dans la pièce et doit se cogner quelque part, car un juron lui échappe. La musique et les rires provenant du salon s’engouffrent dans la chambre. Je sens ses boucles m’effleurer la nuque et son parfum chatouiller mes narines lorsqu’elle vient vérifier si je dors. Elle quitte les lieux sur la pointe des pieds.
— Thea ? appelé-je en rallumant les lampions.
Elle s’est levée et s’apprête de toute évidence à sortir de la pièce.
— Où est-ce que tu vas ?
— Je crois que tu ferais mieux de dormir. Tes paupières se ferment toutes seules.
— Mais j’ai encore un milliard de questions à te poser !
Un sourire charmeur se dessine sur ses lèvres.
— Je te l’ai dit. Tant que tu es disposée à écouter, j’ai tout mon temps à te consacrer.
— Alors reste !
— Je sais ce qui est bon pour toi, tu te souviens ?
— Oui, et ?
— Là, tout de suite, une bonne nuit de sommeil te fera le plus grand bien, élude-t-elle.
— Tu ruses.
— Bonne nuit, Elizabeth.
— C’est ça. Bonne nuit, « mon ange », lâché-je, agacée.
Elle disparaît à travers la porte dans un éclat de rire.

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Elsie Fitzgerald

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MessageSujet: Re: Ch.1 Trou noir   Ch.1 Trou noir EmptyMer 19 Jan 2022 - 1:20

5. PERCEPTION

Thea n’est pas là lorsque j’émerge le lendemain matin, à côté d’une Rosalinda pas très fraîche et encore tout habillée.
— Hé, grosse vache, réveille-toi, marmonné-je en poussant sa jambe qui pèse sur la mienne. On a cours dans une demi-heure.
Je ne sais pas comment j’ai fait pour me réveiller à l’heure. Thea y est sûrement pour quelque chose, car j’ai complètement oublié de programmer mon portable, hier soir. Ma meilleure amie grommelle et se tourne sur le côté. Je me lève, titube jusqu’à la salle de bain et me passe de l’eau fraîche sur le visage. Bizarrement, mon état d’esprit n’a pas changé, bien que j’aie les idées beaucoup plus claires maintenant que je suis sobre.
Je suis toujours tiraillée entre deux possibilités : soit je pète un câble, soit Thea existe bel et bien, et tout ce qu’elle m’a raconté est vrai. Je ne suis même pas sûre de préférer la seconde, car elle implique tout un tas d’autres choses que je ne suis pas prête à accepter. De toute façon, il me manque encore beaucoup d’éléments pour accorder une crédibilité incontestable à cette histoire de fou, et il me faudra attendre notre prochaine conversation pour les rassembler.



Nous arrivons au lycée avec cinq minutes de retard. Rose m’a filé un de ses uniformes, puisque je n’avais pas prévu de passer la nuit chez elle. Un bus scolaire est parqué devant le portail et se remplit peu à peu d’élèves.
— Merde… Ce n’est pas aujourd’hui qu’on va au Tate ? demandé-je à Rose, qui vient de sortir une cigarette de son sac.
— Au quoi ? répète-t-elle bêtement.
— Le musée. Viens, dépêche-toi.
Je lui tire la clope du bec et l’entraîne vers le bus. Notre professeur d’arts plastiques fait l’appel à mesure que les élèves montent à bord du véhicule. On rejoint la file alors qu’il s’échine à prononcer le nom à rallonge de Rose.
— Suis là ! l’interrompt-elle en dépassant tout le monde pour entrer dans l’autocar.
Je gravis les marches en dernier, sous le regard courroucé de monsieur Thompson.
— Vous êtes en retard, mademoiselle Fitzgerald.
— Désolée.
Je passe devant lui et rejoins Rose au fond du bus. Toute la bande est réunie : Kiaan, Alistair, Marvin, Freya, Alice et Charlotte. Je m’assois à côté de ma meilleure amie et me tasse sur mon siège, pas d’humeur à participer aux conversations et aux rires des autres. Je laisse mon regard errer vers l’avant du bus et m’arrête sur un crâne blond qui dépasse d’un siège, quelques rangs devant moi. Thea tourne la tête dans ma direction pour m’adresser un clin d’œil. Je lui réponds par un sourire tandis qu’une sensation de chaleur se propage dans tout mon corps. Ça va être difficile de ne pas m’habituer à sa présence… et je ne suis pas sûre que ce soit une bonne chose.
— Regarde, elle est trop absorbée par le paysage pour se rendre compte qu’on se fout de sa gueule. Je me demande à quoi elle pense. « Ô, flocons merveilleux… ».
Il me faut plusieurs secondes pour réaliser que l’attention du groupe est focalisée sur moi, et qu’il neige vraiment. Tout le monde éclate de rire lorsque je tourne enfin la tête pour dévisager Kiaan — le chieur de service —, qui a modulé sa voix pour tenter d’imiter la mienne.
— Problème ? le provoqué-je.
— On se demandait juste avec qui tu causais, hier.
— Quoi ?
— C’est vrai que tu étais flippante, ajoute Rose. Tu n’aurais sûrement pas dû boire, ma chérie.
— Je ne parlais avec personne… je chantais.
Ma pauvre défense déclenche l’hilarité générale. Je me concentre de nouveau sur la vitre à ma gauche, ignorant les rires de mes congénères. Je suis connue pour être la fille un peu bizarre du groupe, celle qui n’hésite pas à faire des trucs trash, mais qui ne parle presque pas et se contente d’écouter les autres en fumant sa clope dans son coin. Rose est mon opposée sur le plan social : elle monopolise les discussions et papote avec tout le monde. C’est pourquoi la plupart des gens ne comprennent pas pourquoi nous traînons tout le temps ensemble. Moi-même, je m’interroge parfois. C’est triste, mais Rose n’a pas changé depuis que je la connais. Elle a toujours les mêmes délires et ses sujets de conversation ne varient pas beaucoup. Il m’arrive de me dire qu’elle ne me côtoie que parce que ça ne me dérange pas de l’écouter monologuer !



Le trajet a duré un peu plus de deux heures. J’avais hâte d’arriver, car je suis ravie de notre excursion. Pas seulement parce que ça nous fait rater les cours de maths du mardi matin, mais parce que j’adore l’art. J’ai bien l’intention de me perdre dans les dédales de tableaux et de me plonger dans leurs plus infimes détails.
Nous traversons le Millenium Bridge pour accéder au musée, petite promenade qui m’enchante. J’ai l’âme d’une touriste. Pas de ceux qui photographient tout et n’importe quoi, casquette vissée sur la tête et sac de randonnée derrière le dos, mais de ceux qui découvrent avec émerveillement tout paysage qu’ils n’ont pas l’habitude de voir. Sortir du Sussex me fait le plus grand bien, même si c’est pour aller à Londres. Rose ne manque pas de briser l’aspect poétique de ce moment.
— Regarde, symbole phallique, dit-elle en pointant du doigt l’immense bâtiment de briques qui se dresse devant nous.
Je secoue la tête en riant. Selon Rosalinda, les hommes ne peuvent s’empêcher de faire référence au sexe dans tout ce qu’ils construisent. Pour le coup, je suis plutôt d’accord. Il faut dire que la forme de cet édifice incite fortement aux comparaisons de ce genre. On entre dans l’immense bâtiment, sous les cris désespérés de Thompson qui s’évertue à nous faire taire.
— Monsieur, ils sont où, les toboggans ? demande Greg, le paumé de la classe par excellence.
On dirait que le prof va avoir une attaque tellement son visage est rouge et recouvert de sueur.
— Les toboggans, monsieur Jones, faisaient partie d’une exposition présentée par Carsten Höller. Elle s’est terminée en avril 2007, tranche-t-il en foudroyant l’idiot du regard.
Sa réponse provoque l’hilarité parmi le reste des élèves. Thompson fait des pieds et des mains pour obtenir le silence, en vain, donc Rose finit par lui venir en aide.
— LA FEEEEEERME !
Les voix se transforment en chuchotis. Thompson considère mon amie, stupéfait.
— De rien, lâche-t-elle, mâchant son chewing-gum avec nonchalance.
Pendant les dix minutes qui suivent, le prof nous lobotomise avec les consignes de sécurité et tout ce qu’il est interdit de faire dans un musée, avant de nous lâcher comme une nuée d’oiseaux.
— Rendez-vous ici même à 13 h tapantes ! nous rappelle-t-il pour la énième fois.
Rose et moi prenons les escalators pour monter au premier étage. Au bout de cinq minutes à peine, ma meilleure amie s’étale sur un banc en se plaignant que « c’est à chier et qu’elle s’emmerde comme un rat mort ». Les tableaux contemporains monochromes qui ornent les murs blancs de la salle ne sont pas fascinants, mais je n’irais pas jusqu’à dire qu’ils sont « à chier ». Je l’entraîne vers des peintures plus colorées.
— Regarde, c’est toi, dis-je en lui montrant une peinture cubiste représentant une femme nue bien en chair, assise sur un siège rouge avec l’air de s’ennuyer ferme.
Rose fait une grimace et saisit sa poitrine entre ses mains.
— Mes seins sont plus gros.
Je rigole avant de continuer ma visite, la laissant se lamenter sur son sort. Elle me rattrape quelques minutes plus tard, une lueur d’excitation au fond des yeux.
— J’avais presque oublié. Mate ce que m’a donné Juan, hier soir.
Elle me tire par le bras vers un recoin à l’abri des regards et sort sa main de sa poche. Deux petites pastilles roses trônent au milieu de sa paume. Rose me lance un regard triomphant.
— Avec ça, ma belle, on va voir des choses beaucoup plus intéressantes que ces vieilles croûtes.
— Du LSD ?
— Dans le mille.
— T’es malade ? Garde-les pour plus tard.
Je jette un regard alentour, persuadée d’être filmée par des caméras invisibles. Le visage de Thea apparaît dans mon esprit. Tiens… où est-elle passée depuis ce matin, dans le bus ?
— Allez… on en prend une pour deux, insiste-t-elle en croquant la moitié de la pilule et en me tendant l’autre.
Je saisis le morceau du comprimé, attendant une intervention de la part de mon soi-disant ange gardien. Comme elle semble avoir d’autres chats à fouetter, je gobe le reste avec la sensation d’être une gamine en train de se cacher de ses parents. C’est plutôt pathétique, et où qu’elle soit, Thea saura sans doute ce que j’ai fait. Tant pis, elle n’avait qu’à être là pour m’en empêcher ! De toute façon, ce n’est pas la première fois qu’on prend de la drogue pendant, ou avant d’aller en cours. Rose et moi avons l’habitude de nous contenir et de paraître normales lorsqu’il le faut.
Au bout d’une demi-heure, les effets se font ressentir. Pas aussi violemment que si on avait avalé une pilule chacune, mais non moins ostensiblement. Je commence à délirer devant le téléphone-homard de Salvador Dalí. Dans ma tête, un dialogue s’amorce entre l’animal et moi.
— Qu’est-ce que tu penses de ta nouvelle fonction, monsieur Homard ?
— Tu te fous de ma gueule, c’est ça ? m’agresse le homard d’une voix haut-perchée.
Je me retiens de rire.
— Non, non, pas du tout.
Rose arrive près de moi et je vois dans ses yeux qu’elle aussi commence à divaguer. Nos regards se croisent et nous éclatons de rire, sans raison. C’est souvent comme ça, quand on n’est pas dans notre état normal. On monte encore un étage et tombe sur Kiaan et Alistair entre deux sculptures en train de s’adonner à je ne sais quelle connerie. Ils remarquent tout de suite que nos yeux brillent d’une lueur étrange et qu’un sourire stupide étire nos lèvres.
— Qu’est-ce que vous avez encore fait, vous deux ? nous demandent-ils d’un air suspicieux.
Je leur retourne la question en inspectant les statues d’un air curieux. Puis je capte qu’ils en ont tournée une sur le côté, de manière qu’elle se trouve directement derrière les fesses nues de l’autre. Ils sont graves.
— Regarde ça, Al, elles sont complètement stones… Hé, quoi que vous ayez avalé ou fumé, c’est pas cool de faire ça dans votre coin. Entre potes, on partage, clame Kiaan en tendant le bras.
Rose fouille dans sa poche, approche sa main de celle de Kiaan comme si elle allait lui serrer la pince, puis la retire au dernier moment.
— Ou pas !
Et on détale en pouffant de rire. La drogue altère toutes mes perceptions. Les peintures se métamorphosent sous mes yeux ; leurs formes ondulent, comme animées d’une vie propre. Dans ma tête, j’entends les dialogues entre les protagonistes et je rigole toute seule. Une des vigiles qui surveille l’étage vient me tapoter sur l’épaule.
— Est-ce que tout va bien, mademoiselle ?
Je me mets automatiquement en mode « adulte » et réponds d’une voix neutre :
— Très bien. J’ai toujours été très sensible aux émotions qui émanent des peintures. Je pense que cette œuvre d’Uslé évoque parfaitement le moment où le rire chatouille la gorge et jaillit en une multitude d’éclats qu’il est impossible de contrôler.
La gardienne a la quarantaine passée et une poitrine tellement opulente que le bout de ses seins m’effleure presque le bras. Elle nous regarde tour à tour, la peinture et moi, puis fronce un sourcil. Je maintiens mon air sérieux pour sauver la face. En vérité, le dessin me fait plutôt penser à une forêt de poils pubiens.
— Je suppose qu’on peut voir ça ainsi, en effet, finit-elle par lâcher, dubitative.
Elle me laisse à ma contemplation et retourne faire ses mots croisés. J’avance seule dans le dédale de tableaux plus fantasmagoriques les uns que les autres lorsqu’une voix s’élève derrière moi.
— Eh bien, je m’absente deux minutes et je te retrouve dans cet état.
Je me retourne vivement, surprise. Thea me sonde de son regard perçant, mains derrière le dos. Le LSD qui circule dans mes veines lui donne une apparence encore plus magique qu’en temps normal : il me semble que des étincelles jaillissent de ses cheveux. J’ai du mal à ne pas la contempler, bouche bée.
— Tu devrais changer de T-shirt, on pourrait croire que tu ne te laves jamais, lui lancé-je en me gardant bien de lui montrer à quel point je suis contente de la voir apparaître.
Et puis je me souviens que je suis la seule à pouvoir la distinguer et je me sens rougir lorsque la vigile me darde un regard menaçant par-dessus ses lunettes ovales.
— Je vous demande pardon ?
— Euh, rien, désolée.
À côté de moi, Thea est frappée d’hilarité. Je me dirige vers le fond de la salle, honteuse, puis m’arrête devant une immense peinture abstraite bariolée de rouge, de bleu, de violet et de jaune. Les couleurs tournoient sans jamais se mélanger. C’est extraordinaire. Vérifiant cette fois-ci qu’il n’y a personne autour de moi, je murmure sans quitter le chef-d’œuvre des yeux :
— Alors, où est-ce que tu étais passée ?
— Je ne suis jamais très loin, répond Thea, évasive.
— Je croyais que tu devais m’empêcher de faire des bêtises ?
— J’ai voulu te tester. Voir si tu prendrais toi-même la bonne décision sans que j’aie à intervenir. Mais je vois qu’on n’en est pas encore là…
Je la dévisage, frustrée d’être tombée dans le panneau. J’ai envie d’ébouriffer ses cheveux-flammes trop bien coiffés.
— J’ai pensé que c’était un moyen de te faire revenir.
Je n’avais pas spécialement envie d’avaler cette pilule. Contrairement à Rose, je n’ai pas besoin de me mettre à l’envers pour m’amuser dans un musée.
— Je t’ai dit que je reviendrais. Je n’ai pas vraiment le choix.
— Oui, on le sait. T’es coincée avec moi.
— Et toi avec moi, conclut-elle dans un rire triste.
Des élèves de ma classe font irruption dans la salle, discutant bruyamment et écourtant ainsi ma conversation avec Thea. Celle-ci se contente de me suivre tandis que j’évolue parmi les peintures, impatiente de trouver un endroit plus calme pour que nous puissions poursuivre notre échange. C’est sans compter ma meilleure amie, qui me saute dessus à une intersection, haletante.
— Hé ! Où est-ce que t’étais passée ?
— Je visitais. C’est ce qu’on est censé faire ici, rétorqué-je, irritée.
— Calme-toi, vieille pie, riposte-t-elle, sur la défensive. Faut descendre : c’est l’heure d’aller bouffer.
Je la suis jusqu’en bas, où nous retrouvons le professeur et le reste de notre classe. Bien sûr, il nous faut attendre les quelques retardataires et nous ne quittons le musée qu’aux alentours de 13 h 30. Thompson nous emmène manger nos sandwiches sur la grande étendue d’herbe devant le musée. Après quoi nous grimpons de nouveau dans le car, direction Brighton. Ma perception du temps et de l’espace étant encore complètement déformée, je ne comprends pas lorsque le bus s’arrête, cinq minutes seulement après notre départ de Londres.
— Qu’est-ce qu’il se passe ? m’exclamé-je, alarmée.
Les autres me regardent en riant.
— On est arrivés, bouffonne, me lance Kiaan en se levant.
Je donne un coup de coude à Rosalinda qui ronfle, vautrée sur son siège.
— Hein, quoi ? sursaute-t-elle.
— On est de retour.
Encore à moitié endormie, Rose passe un bras autour de mon épaule et nous titubons jusqu’à la sortie.
— J’ai un mal de crâne pas possible, se plaint mon amie tandis qu’on se dirige vers la rue.
— Et ça t’étonne ?
Elle me scrute et nous rions de concert. Les limites de Rose se situent bien plus loin sur l’échelle du danger que les miennes. J’ai peut-être fait un coma éthylique, mais elle s’est déjà retrouvée à faire de sacrés bad trips. Et si je n’avais pas été là pour m’occuper d’elle dans ces moments-là… Dieu sait ce qui aurait pu lui arriver.

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Elsie Fitzgerald

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MessageSujet: Re: Ch.1 Trou noir   Ch.1 Trou noir EmptyMer 19 Jan 2022 - 1:21

6. CONFESSIONS

Nous sommes sagement rentrées à la maison, l’une comme l’autre. On a assez déconné ces derniers jours, et on était d’accord sur le fait qu’une bonne nuit de sommeil ne pourrait pas nous faire de mal. Pour ma part, je suis bien contente de me retrouver seule… puisque j’ai hâte de m’entretenir en privé avec une certaine personne.
Je salue joyeusement mon oncle en entrant dans la maison.
— Bonsoir, George !
Déjà prostré devant sa télévision, un plateau-repas sur les genoux, celui-ci se retourne pour me scruter d’un air interrogateur, sans doute surpris par tant de gaieté.
— Bonsoir, ma grande.
Je monte à l’étage avec l’impression de me rendre à un rendez-vous amoureux. Il faut que je me calme. Je mets la lumière dans ma chambre et m’installe sur mon lit sous la mansarde. C’est une pièce minuscule, mais je m’y sens à l’aise. À mon arrivée, il y a cinq ans, j’ai entièrement refait la décoration. C’était ma manière à moi de me faire une place dans cette maison qui m’était étrangère et où je me sentais encore comme une intruse. Une ribambelle de photos retenues par des mini-pinces à linge en bois accrochées à un fil s’étend au-dessus de mon vieux bureau. La plupart sont des clichés de Rose et moi, à diverses occasions. On peut y voir notre évolution depuis la préadolescence jusqu’à aujourd’hui. Il y a aussi le reste de la bande, et mes parents. J’ai disposé ces derniers à chaque bout de la cordelette : Maman ouvre la marche tandis que Papa la ferme.  
Les murs de la pièce sont dans une nuance de mauve. Ça, c’était l’idée de mon oncle, qui s’est sûrement dit qu’il fallait « féminiser » la chambre pour que je m’y sente plus à l’aise. Je l’ai laissé faire, car ça avait l’air de le rendre heureux. Il a passé toute une journée à repeindre lui-même les murs. Je me souviens de l’odeur terrible que ça a engendré et qui m’a asphyxiée pendant deux bonnes semaines. J’ai dû dormir avec la fenêtre entrouverte alors que l’hiver commençait et que la température extérieure ne dépassait pas cinq degrés la nuit. Une petite commode est installée sous la fenêtre, à côté de mon lit, tandis que mon bureau se trouve contre le mur de droite. En somme, ma chambre est, certes, petite, mais confortable. Pour couronner le tout, j’ai droit à de la moquette par terre. Si ça, ce n’est pas du luxe…
Allongée sur mon lit, j’attends que Thea se manifeste. J’allume ma lampe de chevet pour y voir plus clair, car la luminosité extérieure décline rapidement. Depuis la mi-octobre, il fait nuit dès 16 h – et pour une raison incompréhensible, ça me surprend chaque année. Je fouille dans mon sac à la recherche d’une cigarette, en me disant bêtement que ça va sans doute accélérer l’apparition de celle qui se prend pour ma bodyguard. Lorsque j’arrive à la fin de mon bâton de nicotine, je me hasarde à l’appeler :
— Thea ? T’es là ou pas ?
Pas de réponse. Soupirant, je me lève pour ouvrir la fenêtre, histoire d’aérer un peu. Mon oncle m’a bien évidemment défendu de fumer à l’intérieur de la maison, mais comme il n’entre jamais dans ma chambre, il ne s’en rend pas compte… la plupart du temps. Ou alors, il fait semblant, ce qui est bien plus plausible. Mon regard s’attarde sur la rue en bas, éclairée par de maigres lampadaires qui projettent une lumière plutôt timide sur l’asphalte. Des gamins jouent dans le parc à côté et beuglent en tapant dans une balle de foot.
— Tu me cherchais ?
Je sursaute et fais volte-face, le cœur battant à tout rompre. Thea est installée sur mon bureau, les jambes ballantes.
— Bon sang de bordel de…
Elle met un doigt sur sa bouche pour m’intimer le silence. Je tends l’oreille, mais n’entends rien de spécial si ce n’est le rire des gosses dans le parc.
— Tu vois, c’est bien aussi quand tu ne jures pas, chuchote Thea, un sourire espiègle aux lèvres.
Je la fusille du regard, ce qui la fait rire.
— Dis-moi… commencé-je en fermant la fenêtre et en tirant les rideaux. Qu’est-ce que tu fais quand tu n’es pas en train de me mater ? Je veux dire, de me surveiller.
— Je fais passer le temps. Je lis par-dessus les épaules, j’assiste aux conversations ennuyeuses des passants… je mate les gens, ajoute-t-elle avec une pointe d’humour. Quand tu dors, je sors ou alors, je médite. Aujourd’hui, c’était plutôt divertissant, au musée. Dommage que tu n’ailles pas plus souvent dans des lieux de ce genre.
Je peux comprendre son désarroi. Je suis plus une habituée des soirées de défonce que des après-midis passées dans les musées ou à des expos culturelles.
— J’imagine que de ton point de vue, ma vie est chiante à mourir.
Je prends place sur mon lit, dos collé au mur et jambes croisées. Thea tourne la tête vers la vitre et plisse les yeux.
— Il ne vaut mieux pas que je te dise honnêtement ce que je pense de ta vie.
Ouch. Je l’ai bien cherché.
— De toute façon, continue-t-elle, je ne suis pas là pour te juger, mais pour tenter de te guider vers les meilleurs choix à faire.
— C’est toi qui crois savoir ce qui est bon ou mauvais pour moi et tu oses me dire que tu n’es pas là pour me juger !
— Je ne crois pas savoir, je sais, rectifie-t-elle avec un clin d’œil.
Je soupire et fais pianoter mes doigts sur mon ventre. Pourquoi est-ce que je voulais qu’elle se manifeste, déjà ? Mieux vieux en venir tout de suite aux sujets de conversation qui m’intéressent plutôt que de s’attarder sur ceux qui fâchent.
— Si tu le dis. Je t’ai demandé d’apparaître parce que… parce qu’il y a encore beaucoup de choses que tu ne m’as pas expliquées.
Elle croise les bras.
— Je t’écoute.
— Eh bien… hésité-je.
Voilà que je ne sais plus par où commencer !
— Oh, une seconde.
Je me lève afin d’allumer la radio et baisse le volume pour que nous puissions tout de même nous entendre. La musique m’aide à me concentrer.
— Donc… si je me souviens bien, tu as dit avoir toutes les réponses à des questions mathématiques et philosophiques, amorcé-je en regagnant ma place sur le lit.
— Métaphysiques, corrige-t-elle.
— Peu importe. Qu’est-ce que ça voulait dire ?
— Ce que ça veut dire.
Mon irritation augmente d’un cran. Ce qu’elle peut être agaçante !
— Certes, mais… tu es une sorte de banque de données, c’est ça ?
— Ce n’est pas vraiment la manière la plus poétique de le dire, mais grosso modo, oui.
— Je peux te tester ?
Elle me défie du regard, un rictus moqueur au bout des lèvres.
— Tu peux essayer.
— Quelle est la racine carrée de 345 660 ?
Elle fait mine de réfléchir, puis dicte tranquillement :
— 587,928 567 089 574 2…
— OK, OK, l’interromps-je, fouillant dans mon sac afin d’y dénicher une calculatrice.
Je tape le calcul et lui demande de répéter sa réponse. Elle a tout juste. Je ne me laisse pas impressionner pour autant.
— Combien font 78 997 x 4899 ?
J’ai fait exprès de choisir des nombres avec plusieurs huit et neuf. Je déteste ces chiffres ; je galère toujours à me souvenir de leurs tables de multiplication.
— 387 006 303, énonce-t-elle en bâillant.
— Waouh. Tu ne veux pas me souffler les réponses pendant les contrôles de maths ? Je pourrais me faire passer pour une prodige, je serais invitée sur tous les plateaux télé et je deviendrais pleine aux as ! Tu auras contribué à me faire réussir ma vie, tu seras heureuse et tu pourras me foutre la paix.
Ma proposition ne la fait même pas sourire. Elle se contente de me scruter, un sourcil levé.
— Passons aux questions métaphysiques. Qu’est-ce que tu as à me dire là-dessus ?
J’ai le privilège de discuter avec une messagère de l’Au-Delà. Elle doit bien avoir deux ou trois trucs à m’apprendre.
— Eh bien, que veux-tu savoir ?
Je lève les yeux au plafond. Ce que je veux savoir… ? J’ai tant d’interrogations qu’il me semble impossible de sélectionner les plus urgentes. Je lui pose donc la première question qui me passe par la tête :
— Tu ne m’as toujours pas dit : est-ce que Dieu existe ?
Thea tourne la tête.
— Question suivante.
— Hé ! J’ai droit à une réponse.
Le regard qu’elle pose sur moi me surprend par sa tendresse.
— Le Dieu avec une barbe blanche, assis sur son trône dans le ciel n’existe que dans l’imagination des gens. La Source infiniment intelligente de toute chose, qui s’exprime à travers chacun de nous, quant à elle… eh bien, ni toi ni moi ne serions là si celle-là n’existait pas.
— Mais tu n’es même pas là de ton plein gré !
— Je dois avoir oublié pourquoi je suis là… tout comme les humains ont oublié pourquoi ils sont sur Terre : sans doute dans le but de mieux assimiler les expériences vécues.
— D’où est-ce que tu sors ça ?
Elle hausse les épaules. Pour la première fois, elle semble avoir du mal à exprimer clairement ce qu’elle a en tête.
— Je suis en quelque sorte connectée à une sorte de base de données, une énergie innommable… que je ne peux pas expliquer, mais seulement ressentir. Je perçois ton monde d’une manière différente que vous autres. Je comprends comment tout fonctionne, comment tout est lié. Je vois les connexions entre les gens, mais aussi leur lien avec les animaux, la nature et le reste. Vous, vous voyez l’image globale. Moi, je vois chaque nuance de couleur, chaque coup de pinceau, toutes les textures différentes qu’a employées le Créateur et qui ne cessent de tourbillonner à chaque instant.  
Je la contemple sans rien dire, émerveillée par ses paroles.
— Tu devrais faire des chansons pour Disney.
Elle roule des yeux, exaspérée par mon manque de sérieux.
— Pardon, pardon. J’essaie de comprendre, mais je ne suis pas « connectée à une base de données innommable », je te signale. Je ne suis qu’une pauvre humaine faite de chair et d’os.
— Tu te trompes. Tu es aussi connectée que moi, sauf que tu ne t’en rends pas compte. Et je dirais que tu es plutôt faite d’atomes vibrant à une vitesse incroyable, mais tout dépend du point de vue.
Ignorant son ton moqueur, je poursuis :
— Bon, alors. Comment tu expliques l’état du monde actuel, si cette « Source » dont tu parles existe ?
J’ai envie d’y croire. Mais il va lui falloir des preuves irréfutables et une argumentation en béton pour convaincre quelqu’un d’aussi rationnel et buté que moi !
— Déjà, je pense que tu as remarqué que même si je suis là pour te pousser vers ce qui est bon pour toi, je ne peux pas t’y obliger.
— Mhm.
— C’est ce qu’on appelle le libre arbitre. Sur Terre, tout le monde a droit à son libre arbitre.
— Mais si la « Source » voulait ce qu’il y a de meilleur pour tout un chacun, pourquoi est-ce qu’elle autorise les actes les plus horribles ?
— Tu m’écoutes quand je parle ? Je viens de te le dire. Si vous n’étiez pas entièrement libres de vos actes, vous n’assimileriez rien. Les meilleurs professeurs sont ceux qui laissent leurs élèves se tromper pour qu’ils apprennent de leurs erreurs. Pourquoi la Source te laisse faire du mal aux autres ? Pour que tu te rendes compte que ce mal, c’est à toi-même que tu le fais.
— Tu sais, ça fait longtemps que je ne vais plus à l’église alors ces histoires de « ne fais pas aux autres ce que tu ne voudrais pas qu’on te fasse » me passent un peu au-dessus de la tête. Je n’ai tué les parents de personne, et pourtant, on m’a pris les miens.
Ma voix se brise sur ces derniers mots. Je déglutis, m’efforçant de bloquer mes émotions. Je ne parle jamais d’eux à personne. Ceux qui sont au courant de ma situation évitent le sujet et ça me convient parfaitement. Même si je ne la regarde pas directement, je vois que Thea se lève et s’approche du lit. Une sensation de chaleur apaisante m’envahit lorsqu’elle vient s’asseoir à mes côtés. La lumière qui gravite autour de son corps est comme contagieuse.
— La vie sur Terre n’est qu’une infime partie de l’aventure. Cette histoire de libre arbitre va bien au-delà de ça. Disons simplement qu’avant de naître, vous décidez tous de certains paramètres, de certains événements qui vont se dérouler au cours de votre vie. Rien n’est dû au hasard. Bien sûr, il arrive que vous bifurquiez et que vous ne preniez pas toujours le chemin qui était prévu, mais au final, vous vous retrouvez toujours là où vous devriez être.
Je secoue la tête. Je ne peux pas accepter cela.
— C’est ridicule. Je ne vois pas l’intérêt de s’infliger de telles épreuves.
J’ai peut-être vécu quelques drames, mais je suis consciente que d’autres connaissent un sort bien pire que le mien.  
— Ça permet d’apprendre. D’expérimenter la matière, avec ses plaisirs et ses challenges.
— Et c’était quoi, la leçon que je devais apprendre, en perdant mes parents ? Que je ne peux compter que sur moi-même ?
Son silence m’agace davantage et je sens les larmes me monter aux yeux. Enfin, elle abdique :
— Je ne prétends pas avoir toutes les réponses. Tout ce que je sais, c’est que chaque âme possède ce libre arbitre et que tes parents sont partis à ce moment-là car c’était leur heure. Les épreuves les plus douloureuses arrivent aux âmes les plus fortes, parce qu’elles possèdent assez de résilience pour relever les défis et franchir les obstacles que la vie met en travers de leur chemin. Et sache que la « mort » n’en est pas vraiment une. C’est simplement le début d’autre chose, de tout aussi merveilleux. Tes parents ne sont jamais loin de toi, ajoute-t-elle avec tendresse.
J’ai un pincement au cœur.  
— Alors, pourquoi est-ce qu’ils ne me le font pas savoir ?
— Demande-leur un signe et sois prête à en recevoir un, quel qu’il soit. Si tu n’es pas ouverte, ils ne pourront pas t’atteindre. En réalité, tu ne capteras rien tant que tu ne seras pas à la bonne « fréquence ».
Là, je roule carrément des yeux.
— Ce serait beaucoup plus simple s’ils m’adressaient directement la parole.
Thea se pince l’arête du nez.
— Elizabeth… il faut que tu comprennes que les défunts ne peuvent pas toujours interagir avec les vivants. C’est comme si un voile séparait les deux mondes.
Je soupire et laisse tomber le sujet – pour l’instant. Je préfère ne pas risquer de m’effondrer devant elle. Aussi, je dévie la conversation :
— Donc la réincarnation, ça existe ?
Elle cogite une seconde.
— Tu as déjà entendu des témoignages de ces gens qui ont frôlé la mort et qui disent avoir vu leur vie défiler devant leurs yeux ?
J’acquiesce.
— Ouais, vaguement.
— C’est en effet ce qu’il se passe lors de la mort. Tu revois ta vie, mais pas seulement de ton point de vue. Du point de vue de tous ceux qui y ont participé aussi. Tu ressens tout ce qu’ils ont pu ressentir. Qu’est-ce que tu crois que cela engendre comme sentiment chez le protagoniste ?
— Euh…
Je repense à toutes les conneries que j’ai faites et tous les gens que j’ai sans doute blessés à cause de mes actes souvent irresponsables.
— De la culpabilité. Beaucoup de culpabilité, je suppose.
Si ce que dit Thea est véridique, je préfère ne pas imaginer ce que les plus grands dictateurs de l’histoire ont dû ressentir quand leur fin est arrivée…
— Oui, et surtout un désir, ou carrément d’un besoin de mieux faire la prochaine fois et de réparer ses erreurs. C’est ainsi qu’est né le cycle que vous appelez la réincarnation.
— Je ne suis pas sûre de vouloir croire à tout ça, avoué-je en ramenant mes genoux contre ma poitrine.
— Je t’ai déjà dit que ne pas croire en quelque chose ne l’empêche pas d’exister, me rappelle Thea.  
Cette explication ne me convient pas, car pour moi, elle justifie tous les crimes du monde. Si les gens commençaient à se dire que chacun mérite son sort, la compassion cesserait d’être. Je fais part de cette observation à Thea, qui secoue la tête en souriant, l’air de dire : « tu es trop jeune pour comprendre ». Elle me fait tout de même l’honneur de s’exprimer à ce sujet :
— Au contraire. Le but derrière tout ça, c’est de vous reconnecter les uns aux autres, de vous rappeler que vous ne faites qu’Un.
— Pfff. On est loin de vivre dans le monde des Bisounours, tu sais. Ça ne marchera jamais. Les gens sont bien trop égoïstes pour ça. Et puis, va dire au gosse qui crève de faim en Afrique qu’il a mérité son sort. Va dire à la jeune fille Afghane qu’on vient de marier à treize ans qu’en réalité, c’est elle qui l’a voulu.
— Je comprends que ça puisse te paraître surréaliste. Tout dépend du point de vue qu’on adopte. Quand on n’a accès qu’à un minuscule coin du « grand tableau », il est impossible de voir l’image entière, et pourtant, ce sont les détails qui semblent dépourvus de sens ou de logique qui forment le tout. Et on ne peut s’en rendre compte qu’en changeant de perspective, qu’en acceptant qu’il y a une logique à tout ça.
— Et les personnes handicapées, les aveugles ? Pourquoi est-ce qu’ils se choisiraient des destinées si difficiles ?
Thea parcourt la pièce du regard avant de répondre, comme si elle ne savait pas par où commencer.
— Chaque cas est unique. Il y a ceux qui restent « marqués » par un traumatisme vécu dans une vie antérieure. Un homme tué par balle à la guerre se réincarnera peut-être avec une malformation à l’endroit où la balle l’a touché. Il y a ceux qui s’infligent des obstacles parce qu’ils veulent rétablir l’équilibre. Par exemple, quelqu’un qui a tué dans une vie sera curieux d’inverser les rôles, pour voir ce que l’action provoque des deux côtés : de celui du bourreau comme de celui de la victime… Enfin, il y a les âmes les plus expérimentées et les plus désintéressées : elles ont achevé leur cycle de réincarnation, mais reviennent sur Terre pour aider à l’évolution de l’espèce humaine. Le handicap leur sert à réaliser leur mission au mieux. Vous le voyez comme un défaut, une tare, alors que c’est un accélérateur de conscience. Il force à la réflexion, il invite ceux qui en sont atteints à plonger au cœur d’eux-mêmes afin de réveiller leur force intérieure, parce qu’ils n’ont pas d’autre choix. Les personnes qui doivent surmonter les pires obstacles sont celles qui ont le plus de courage, et elles méritent tout le respect et l’admiration du monde pour ça.
Son discours plein d’emphase me laisse de marbre.
— La belle affaire… et le suicide alors ? Il n’y en aurait même pas, si on était vraiment assez fort pour supporter la vie qu’on a choisie.
Elle lâche un soupir.
— Il arrive que l’âme s’égare… et s’enfonce tellement dans l’oubli qu’elle ne sait plus comment gérer les problèmes qui gravitent dans son existence. Elle se renferme sur elle-même à un tel point qu’elle n’entend plus sa propre intuition. Parfois, ça finit en suicide, c’est vrai… mais les leçons qui n’ont pas été assimilées le seront d’une autre manière.
— Alors, on revient en se donnant les mêmes défis ?
— Des défis plus raisonnables, s’il le faut. Le but est quand même de réussir à les surpasser…
Je roule des yeux.
— Pourquoi on n’y arrive pas, alors ? Pourquoi il y a encore autant de gens qui ne s’en sortent pas ?
— Parce que les humains répètent les mêmes actions en espérant obtenir des résultats différents ! Peu de gens sont vraiment prêts à changer. Et chaque action a un effet boule de neige… qui peut être positif ou négatif.
— Tu ne vas pas me parler de karma ?
— Pour vulgariser, si.
J’entends mon oncle monter à l’étage et je me dépêche d’attraper mon portable pour faire mine de mener une conversation téléphonique. Trois coups retentissent contre la porte de ma chambre.
— Oui ?
La tête d’oncle George apparaît dans l’entrebâillement.  
— Tu as fumé, là-dedans ?  
Question rhétorique. J’ai pourtant ouvert la fenêtre… Ne voyant pas vraiment comment me sortir de ce mauvais pas, j’opte pour la vérité :
— Je suis désolée…  
Je lui fais ma tête de petite fille surprise avec la main dans le bocal à cookies.
— On avait dit : pas de cigarette à l’intérieur.  
— Je sais.
Mais c’est quand même ma chambre.
— J’espère que tu ne t’es pas mise à fumer régulièrement ? Tu veux dépenser une tonne d’argent pour te détruire la santé ?
— Je fume seulement de temps en temps, oncle George.
— Menteuse, m’accuse Thea.
Je lui lance un bref regard en coin. Toi, mêle-toi de tes affaires !
— C’est déjà trop, rétorque mon oncle.
C’est toujours étrange de le voir tenter d’exercer une certaine autorité sur moi. Ça se voit qu’il se force à m’imposer des limites parce qu’il n’a pas d’enfant et qu’il veut faire au mieux, même s’il ne sait pas trop comment s’y prendre, or cet air faussement sévère ne lui va pas. C’est l’homme le plus doux et le plus malléable au monde. Il aurait sûrement fait un très bon père… il faut juste qu’il arrête d’essayer de remplacer le mien. Je soupire pour lui faire comprendre que je n’ai rien à lui répondre. Il me jette un dernier regard désapprobateur avant de refermer la porte, et je me tourne vers mon « invitée ».
— Où est-ce qu’on en était ?
Thea, l’air pensif, fixe l’endroit où se trouvait mon oncle quelques secondes plus tôt.
— Tu devrais lui laisser une chance.
— Comment ça ?
— Il se sent inutile.  
— C’est son problème.
— On dirait vraiment que tu as un cœur de pierre, parfois, observe-t-elle froidement.
— Et si tu m’apprenais un truc que je ne sais pas déjà ?
Nous nous défions du regard quelques secondes, puis elle finit par détourner le sien.
— On parlait de karma.
Je tente de me radoucir, même si je suis encore un peu énervée par son reproche. D’ordinaire, je me fiche pas mal de ce que les autres pensent de moi ou de ma façon de répondre que beaucoup qualifient « d’insolente ». Toutefois, je dois admettre que les critiques de Thea m’atteignent directement. J’ai la sensation qu’elle peut lire en moi comme dans un livre ouvert et le fait qu’elle étiquette le moindre de mes défauts me donne l’impression d’être la pire personne au monde.
— Ça existe vraiment, ce machin ?
— C’est un peu la même chose qu’un effet boomerang, si tu veux. On l’appelle aussi la loi d’attraction.
— Je ne capte rien à ce que tu me dis. Développe, s’il te plaît.
— Il y a certaines lois naturelles qui régissent l’univers. La loi d’attraction en fait partie. Tout est énergie, n’est-ce pas ? (Comme elle m’interroge du regard, j’opine du chef.) Et l’énergie que vous projetez, que ce soit en pensée, en parole ou en acte, vous revient.
— Donc, selon toi, nous sommes la cause de ce qui nous arrive…  
— C’est bien, tu suis un minimum, se moque-t-elle en me gratifiant de son sourire charmeur.
Je lui fais une grimace en retour.
— Tes pensées et tes émotions sont des vibrations, reprend-elle. Chaque personne est constamment en train d’émettre une fréquence spécifique, comme une radio. Et selon la loi d’attraction, ce qui se ressemble s’assemble. Donc, tu attires à toi ce qui correspond à la vibration que tu émets. C’est un des problèmes majeurs, sur Terre. Les gens se concentrent beaucoup trop sur ce qui ne va pas dans leur vie, du coup, ils s’attirent davantage de situations difficiles, sans s’en rendre compte.
Je me contente de la fixer, dubitative.
— Je crois qu’il va me falloir un mode d’emploi.
Son rire velouté éclate dans la chambre, réchauffant l’atmosphère.
— C’est beaucoup plus simple que ça en a l’air, m’assure-t-elle.
— Oh oui, je m’en doute.
— Il s’agit d’apprendre à contrôler ses pensées.
— Ooookay…
— Pas tout à fait convaincue, hein ? Je t’ai dit que tout ce qui existe est « énergie ». Tu as hoché la tête, donc j’imagine que tu es d’accord là-dessus ?
— Euh, ouais. Les atomes et tous ces machins ?  
Vite, chers neurones, cherchez dans tous les tiroirs de mon cerveau les cours de science de Troisième, chapitre « qu’est-ce que la matière ? ».
— Je parle d’un truc infiniment plus petit que les atomes, mais oui, on va appeler ça comme ça pour que ce soit plus facile à comprendre pour toi.
C’est ça, prends-moi pour une idiote !
— D’accord. Continue.
— Donc toi et moi, nous sommes faites de la même énergie, même si celle-ci ne se manifeste pas sous une forme identique.
— Un peu comme moi et cette plante, ajouté-je, sarcastique, en pointant du doigt le cactus sur mon rebord de fenêtre.
— En effet.
Il faut que j’arrête de lui tendre des perches. Elle se moque déjà assez de moi comme ça.
— Les pensées sont des formes d’énergie. Un peu comme des faisceaux laser envoyés vers l’espace, tu vois ?
Je tente de me visualiser la scène.
— Je pense que tu t’entendrais super bien avec un type qui s’appelle George Lucas.
— Elizabeth ! gronde Thea.
Je me mords la lèvre inférieure pour m’empêcher de rire.
— Pardon, je t’écoute.
— Une fois lancés, ces faisceaux reviennent inévitablement vers celui qui les a générés.
Je m’imagine un immense miroir au fin fond de l’univers.
— C’est l’effet boomerang, récité-je en bonne élève.
— Exactement. C’est là que ça devient intéressant. Comme ces pensées ont eu tout le temps de gagner en ampleur à cause d’un nombre incroyable de lois physiques que tu ne peux même pas imaginer, elles reviennent vers leur créateur démultipliées et solidifiées. En gros, elles se matérialisent dans sa vie.
— Et ce à quoi on pense se réalise vraiment !
Thea acquiesce à moitié.
— Disons que plus tu penses à une chose, plus celle-ci va se manifester dans ta vie, sous diverses formes. Mais tout dépend de la vibration sous-jacente à la pensée. C’est ça qui fait toute la différence ! Prenons le cas de deux personnes qui souhaitent attirer plus de sous dans leur vie et qui y songent régulièrement. Toutefois, la première pense uniquement à son manque d’argent, en suppliant le ciel de la sortir de ses dettes, en s’inquiétant d’avoir toujours plus de factures impayées. Elle vibre sur la fréquence du « manque ». La seconde s’imagine vivre aisément et visualise chaque jour ce qu’elle fera de sa fortune. Ces images lui font du bien, elles évoquent des émotions positives… donc, elle vibre sur la fréquence de « l’abondance ». À ton avis, laquelle va attirer plus de dettes, et laquelle va attirer plus d’argent ?
Je fais la moue et garde le silence, puisque la réponse est évidente. Tout ça me paraît à la fois extrêmement compliqué et incroyablement logique. Paradoxalement chiant, en somme.
— Et si je me concentre sur la mort de quelqu’un, est-ce que ça va vraiment arriver ? Ou si je m’imagine mariée à ma star préférée ?
La beauté assise à mes côtés secoue catégoriquement la tête.
— Pas si cela va à l’encontre de leur libre arbitre.
Mouais. Dommage pour mon mariage avec Tom Holland !
— Et les meurtres, alors ? Ça ne le respecte pas non plus !
— Ça rejoint ce que je te disais tout à l’heure. Il y a beaucoup de choses que vous ne faites pas exprès d’attirer ; certaines sont des « accidents », et d’autres font partie de votre plan de vie et sont des passerelles vers une évolution, ou une ouverture de conscience plus rapide.
— Dans ce cas, je t’aurais attirée à moi sans le savoir ?
— Il faut croire que oui.
Je sors mon oreiller de sous la couverture et le place contre le mur à ma gauche afin de m’y appuyer. Ainsi, Thea et moi nous faisons face et je peux arrêter de me tordre le cou. Cela me semble tellement naturel de discuter avec elle que j’en oublie presque qu’elle n’est pas humaine. Pourtant, notre dialogue semble tout droit sorti d’un film de science-fiction. Jamais je n’aurais osé imaginer que tout ça puisse être réel… mais la preuve irréfutable que nous sommes loin de pouvoir tout expliquer avec nos connaissances scientifiques actuelles est assise sur mon lit en train de me sourire, alors comment pourrais-je encore douter ?
— Pour récapituler, dis-je en comptant sur mes doigts, il faut faire gaffe à nos pensées, et tout ce qui nous arrive vient de nous-mêmes à cause des vibrations qu’on émet, ou d’un plan préétabli consciemment avant notre naissance sur Terre.  
Thea m’encourage avec un sourire confiant.
— On peut matérialiser à peu près n’importe quoi en se focalisant dessus, et en y mettant les bonnes intentions. Par contre, on ne peut pas aller à l’encontre du libre arbitre des autres.
Une lueur de malice brille dans les yeux de mon professeur.
— Tu as bien compris, je suis fière de toi.
Ragaillardie par ce compliment, j’enchaîne :
— Je me souviens d’un article sur le Net. Ça parlait de gens qui avaient une maladie grave et qui s’étaient miraculeusement rétablis alors qu’on les croyait condamnés. Les miracles, ça existe vraiment ?
— Oui. Et souvent, ils sont réalisés par les humains sans même qu’ils ne s’en rendent compte.
— Donc, le corps peut totalement se guérir lui-même ?
— Bien sûr. La science – vos médicaments et thérapies – l’y aide, mais cela dépend de la qualité des produits. Certains freinent les défenses naturelles, ce qui est totalement contre-productif. Il faut faire attention à ce que vous absorbez. Sans parler de votre alimentation pitoyable…
— T’as quelque chose contre les burgers ?
Elle se rembrunit.
— Je crois qu’il est trop tôt pour que je te parle de conscience animale. On a déjà abordé pas mal de sujets.
— C’est clair qu’il va me falloir du temps pour digérer tout ça…
— Tu as toute la vie devant toi !
— Parce que tu comptes me suivre aussi longtemps que ça ?!
— Aussi longtemps qu’il le faudra, en tout cas.
J’ignore si ça m’inquiète ou si ça me ravit !
— Revenons-en à toi, proposé-je. Est-ce que tu sais à quoi ressemble l’Au-Delà ?
Je n’ai pas envie de prononcer le mot « paradis ». C’est encore trop irréel pour moi. Toutefois, entendre Thea parler de ces choses avec une telle aisance me donne envie d’y croire. Je suis comme une gamine à qui on raconte un beau conte de fées et qui rêverait que tout soit aussi simple.
— Je suis désolée… à part te parler de lumière et d’une sensation de bien-être inexprimable, je suis incapable de te le décrire avec des mots, car ceux-ci ne seraient pas assez forts ou précis. Pour résumer, avant d’être avec toi, je fusionnais avec Elle.
Je hausse un sourcil.
— Ça fait très tendancieux, dit comme ça. Et puis, Elle ? Alors Dieu est une femme ?
— Elle, la Source. Désolé de te décevoir, mais Dieu est asexué. Ou alors, il est hermaphrodite ; tout dépend du point de vue !
Je ris – je suis bon public.
— Bon et alors, c’était comment ?
— Un peu comme si je me trouvais dans un cocon, bien au chaud et en sécurité.
Le halo de lumière qui émane d’elle se ravive à ce souvenir.
— Comme dans le ventre d’une mère, quoi.
— Je suppose, oui, opine-t-elle.
— Raconte-moi ton réveil dans mon monde.
Je me demande à quelle scène de ma vie elle a dû assister pour la première fois. Je me repasse mentalement les moments les plus embarrassants de mon existence, légèrement flippée. Genre, chez Rose en train de vomir après avoir avalé des litres d’alcool ? Ou encore chez moi à chialer à cause d’une chanson que je n’admettrais jamais avoir écoutée de mon plein gré ? J’attends sa réponse en me rassérénant. Si ça se trouve, elle a débarqué pendant que je dormais. Elle m’a peut-être même trouvée mignonne. On peut rêver. Enfin, même si c’est le cas, ça n’a sans doute pas duré longtemps !


Dernière édition par Elsie Fitzgerald le Mer 19 Jan 2022 - 1:50, édité 1 fois
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MessageSujet: Re: Ch.1 Trou noir   Ch.1 Trou noir EmptyMer 19 Jan 2022 - 1:41

7. ÉMERGENCE

Un choc. Une explosion. Puis un long tunnel étroit et coloré dans lequel je voyage à une vitesse prodigieuse. Soudain, une lumière étincelante. Je sais tout. Je suis tout. Cela me semble durer une éternité, mais d’un coup, le noir. J’ai conscience d’avoir un prénom. Je suis désormais un individu, quelque chose me distingue du reste du monde et j’ai perdu cette sensation merveilleuse de faire un avec le reste.
Un monde prend forme sous mes yeux qui s’ouvrent pour la première fois. Ce monde, j’ai l’impression de le connaître, pourtant, je n’ai aucun souvenir d’y avoir vécu. Je sais que je me trouve sur Terre, parmi les humains. Je sais aussi que je ne suis pas une des leurs et qu’ils ne peuvent pas me percevoir avec leurs cinq sens.
Je me suis réveillée dans un parc, dont le nom me vient automatiquement. Hyde Park, Londres. Mes pas me mènent sur un chemin terreux. Je perçois chaque molécule, chaque atome de ce qui m’entoure. Tout est merveilleusement vivant. Des lueurs de mille et une couleurs voltigent un peu partout, chacune ayant une signification que je connais instinctivement. D’un seul coup d’œil, je cerne les propriétés, les besoins, les maux et l’histoire des plantes et des animaux qui évoluent autour de moi.  
Rapidement, je me rends compte que les humains ne me révèlent pas aussi facilement leurs secrets. Je perçois leurs émotions sous forme d’influx électriques qui émanent d’eux à chaque instant, je comprends le fonctionnement de leur enveloppe physique, mais leurs pensées me sont imperméables. Un voile mystérieux semble les recouvrir, les protéger de mon regard.
Soudain, une voix attire mon attention. Je suis incapable de décrire la force qui m’a guidée jusqu’à elle. C’est comme si un aimant avait remplacé ma volonté. Je me retrouve à quelques mètres de deux jeunes filles assises sur un banc, en train de s’extasier devant un écureuil qui attend, planté à leurs pieds, car il a senti que la demoiselle de gauche portait de la nourriture dans sa poche.  
Rien de particulier ne les différencie des autres adolescentes de leur âge et pourtant… je suis comme pétrifiée sur place. L’une a la peau hâlée, les yeux marron et un sourire espiègle. Ses longs cheveux bouclés sont séparés en deux couettes qui lui tombent sur la poitrine. Elle porte un manteau fuchsia, un jean clair et des bottes à franges. De grandes boucles d’oreilles circulaires pendent à ses oreilles. Venant d’elle, je perçois un fort désir d’être le centre d’attention. Son rire et sa voix couvrent ceux de son amie. Pourtant, c’est sur cette dernière que tout mon être se focalise.
Elle est assise, une jambe repliée sous ses fesses. Ses cheveux teints en rose pastel lui volent dans le visage. Je m’approche pour l’observer d’un peu plus près. Je suis impressionnée par son regard, gris comme le ciel qui se déploie par-dessus nos têtes, et aussi tumultueux que lui. Des taches de rousseur parsèment son nez orné d’un anneau argenté, et un demi-sourire étire un coin de ses lèvres. Elle est vêtue d’une chemise à carreaux grise trop large et d’un jean troué aux genoux. Une cigarette pend entre l’index et le majeur de sa main gauche. Les ondes colorées qui émanent d’elle sont plus sombres que celles de sa voisine et serpentent autour d’elle. Elles s’inoculent dans mon âme comme de l’encre indélébile. Je ne sais pas qui est cette fille, mais je sens, au plus profond de moi-même, que ma présence ici a trouvé sa raison d’être.  


Elsie me scrute de son regard affûté, les mains croisées sur son abdomen. Parfois, j’aimerais pouvoir percer le mystère de ses pensées. À d’autres moments, je suis bien contente que celles-ci me soient obscures. Les couleurs qui flottent autour de son corps et qui changent selon ses émotions sont de bonnes indications sur son état d’esprit. Je perçois également son rythme cardiaque, qui s’est un peu accéléré depuis le début de mon histoire.  
— Depuis ce jour-là, je passe mon temps à veiller sur toi, conclus-je. Si tu pouvais imaginer le nombre de fois où je t’ai crié dans les oreilles, désespérée que tu ne puisses pas m’entendre ! Mais je savais que tu étais sensible à ma présence et, de temps en temps, tu suivais mes conseils alors… je continuais.  
— Je ne me suis jamais doutée de rien, souffle-t-elle. Bien sûr, il y avait toujours cette « petite voix » qui tentait de me raisonner lorsque je m’apprêtais à faire quelque chose de stupide, mais je pensais qu’il s’agissait simplement de ma conscience.
— Elle et moi, on travaille en équipe !
Ma protégée me lance un regard penaud.
— Tu as dit que nous étions sur Terre pour faire des erreurs, mais tu ne me laisses pas faire les miennes.
— Je ne peux pas t’en empêcher, lui rappelé-je doucement. Je veux simplement te protéger. Et je n’ai jamais dit que vous étiez sur Terre dans le but de faire des erreurs.  
— Ben voyons… et de quoi on parle depuis avant ?
Ses grands yeux lancent des éclairs. Je dois avouer que sa frustration m’amuse un peu.  
— Du fait que la vie sur Terre est comme une école. On ne va pas à l’école pour faire des erreurs, mais pour apprendre. Si on en fait au long du chemin, ce n’est pas grave, mais ce serait bête de les répéter infiniment, non ?
Une moue peu convaincue recouvre son visage.
— Mouais. Par contre, ça n’explique toujours pas pourquoi je peux soudainement te voir, ni pourquoi tu ne me suis que depuis quelques mois.
— J’ai tenté d’amortir ta chute de l’autre soir, mais tu t’es quand même cogné la tête contre la table. C’est peut-être pour cette raison que tes facultés extra-sensorielles se sont développées. Il arrive souvent que des personnes qui ont eu un accident voient ou entendent des choses paranormales par la suite. C’est comme un déclic.  
— Mais je te voyais déjà avant, parfois. Avant de tomber dans les pommes, par exemple. Je t’ai même parlé !
Je hoche la tête.
— C’est vrai. C’est à cause de l’effet produit par la drogue que tu avais consommée. Les Amérindiens utilisaient souvent les vertus psychotropes de certaines plantes pour entrer en contact avec les autres mondes.
Je vois à son expression qu’elle prépare une nouvelle contre-attaque. On dirait que son défi de la soirée consiste à trouver la faille dans mon argumentation. Encore une fois, ça m’amuse beaucoup de voir son visage se décomposer à chaque fois que je trouve une parade à ses offensives.
— Donc la drogue, ce n’est pas si mal que ça, hasarde-t-elle, le regard brillant.
— Si c’est ça que tu en conclus…  
Ses sourcils s’arquent. Visiblement, elle ne s’attendait pas à cette réponse de ma part.
— J’suis pas idiote. Je sais bien que rien n’est bon à l’excès, reprend-elle. Et puis, il y a sans doute une grosse différence entre de la came fabriquée chimiquement et des plantes !
Je dois admettre que, parfois, il vaut mieux la laisser réfléchir. Ça donne de meilleurs résultats que lorsque j’essaie de la convaincre. Peut-être que je suis trop sur son dos. Et si j’avais mal interprété ma mission ? Et si celle-ci ne consistait, au final, qu’à l’accompagner et la laisser se casser la figure pour qu’elle apprenne à se relever toute seule ? Je suis paumée, une fois de plus. J’aurais aimé quelques précisions, des pistes à suivre… mais non, rien. Seul ce lien entre nous que je ne m’explique pas.  
Les chiffres luminescents du réveille-matin posé sur la table de chevet captivent soudain mon attention.  
— Tu n’as pas faim ?
Je ne sais pas combien de minutes ont filé depuis que nous discutons, mais la nuit est tombée depuis un bon moment. Pour moi, le temps n’a pas de sens. Je suis dans le présent, pour toujours et à jamais. La nuit, ou quand je m’ennuie, par exemple, il me suffit de fermer les paupières pendant ce qui me paraît quelques secondes. En les rouvrant, je me rends souvent compte que des heures se sont écoulées.
Ce changement de sujet a provoqué un effet de surprise inattendu chez ma protégée, qui me dévisage de ses yeux ronds.
— Pas vraiment, marmonne-t-elle.  
— Tu n’as rien mangé depuis midi.  
Comme je m’y attendais, ma remarque attire ses foudres.  
— Eh, j’ai déjà un daron à la maison qui veille sur ce que j’avale ou non, alors lâche-moi la grappe !
— Mille excuses, fais-je en levant les mains devant moi.  
J’essaie, comme je le lui ai déjà dit, de ne pas empiéter sur sa vie privée. De la laisser seule à certains moments où je sens qu’elle en a besoin. Or il y a des choses que je devine dans son attitude, et je ne peux pas les ignorer. Toutefois, je suis loin de tout savoir… La mort de ses parents est toujours floue à mes yeux et j’hésite à l’interroger à ce sujet ; ça a tendance à faire resurgir de mauvais souvenirs. Un sentiment de gêne épaissit l’air à chaque fois que quelqu’un fait une bourde, comme demander à Elsie ce que font ses parents dans la vie.
Je sens un mélange de fascination et de crainte émaner d’elle. Elle a peur que je m’en aille. Pourtant, je ne suis pas sûre de vouloir qu’elle s’accoutume à ma présence physique, si on peut appeler ça comme ça. En outre, je suis vaguement consciente que mon apparence fait naître en elle des émotions qui devraient normalement être dirigées vers des personnes de son… « espèce ».
— Je vais te laisser, dis-je alors que ce sont sans doute les seules paroles qu’elle ne veut pas entendre sortir de ma bouche.
Un sentiment d’abandon me percute comme une bourrasque. Ça va être dur de garder mes distances si je dois à chaque fois partager la peine que mon départ lui inflige…
— D’accord, acquiesce-t-elle pourtant, me prenant au dépourvu.
Mon corps éthéré se lève sans que j’aie à produire le moindre effort. Je peux me déplacer comme je le souhaite, insensible aux limites imposées par la matière.  
— Pas trop de bêtises, hein ?
— Tu sais bien que je suis toujours sage comme une image, allègue-t-elle d’une voix charmeuse.
Elle se lève lentement, comme avec réticence, puis se retourne vers moi avant de passer la porte.
— Tu ne seras pas là quand je remonterai, hein ?
Je lui accorde un clin d’œil.
— Je ne suis jamais bien loin.
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MessageSujet: Re: Ch.1 Trou noir   Ch.1 Trou noir EmptyMer 19 Jan 2022 - 1:46

8. NOCTURNE

Lorsque je ne suis pas occupée à veiller sur Elsie, je me retrouve face à deux options. La première, que j’ai favorisée au début de ma mission, consiste simplement à attendre, à fermer les yeux et à entrer dans une sorte d’état méditatif qui laisse filer les heures comme des minutes. Je me réveille lorsqu’Elsie émerge de son sommeil et la suis dans son quotidien en essayant de lui accorder autant d’intimité que possible. Heureusement que m’éloigner d’elle est devenu de plus en plus facile. Même lorsque je ne suis pas près d’elle « physiquement », je sais toujours instinctivement quand ma présence à ses côtés est requise. Comme ses émotions m’atteignent de plein fouet (bien plus fort que celles des autres humains), je sens que je dois la rejoindre lorsqu’un tiraillement familier vient me perturber dans ma méditation. Je me retrouve instantanément auprès d’elle. Généralement, ça arrive lorsqu’elle est confrontée à un choix difficile ou simplement quand son moral faiblit. Je fais alors de mon mieux pour la réconforter, l’entourant d’un cocon protecteur et laissant ma lumière raviver la sienne, ou lui chuchotant des paroles rassurantes.
La deuxième option est de ne pas fermer les yeux. De sortir explorer le monde des humains, observer leurs habitudes, leur comportement, et tenter de décortiquer leurs intentions, de deviner leur passé, les choix et les traumatismes qui les ont forgés. C’est à cela que je consacre mes nuits ces derniers temps.
J’ai pourtant d’abord été rebutée par toute la négativité qui se dégage des lieux qu’ils fréquentent. Comme je ne dispose d’aucun bouclier pour me protéger des effluves de leurs doutes, leurs peurs, leur haine ou leur rancœur, il m’est difficile de « respirer » à certains endroits en particulier comme les bars, les discothèques et autres lieux propices à la débauche collective. Ma carapace de lumière se rétrécit jusqu’à me donner l’impression d’étouffer. Toutefois, ma chère protégée ne m’a pas épargné tous les endroits du genre et j’ai donc fini par m’y habituer. Bon gré, mal gré, comme on dit.
La raison qui me pousse à m’infliger un tel supplice volontairement depuis quelques jours est née d’un désir d’en apprendre plus sur moi-même et sur mon rôle ici-bas. Ces derniers mois, il m’est arrivé plusieurs fois, en me promenant dans les rues de Londres, d’être tout à coup submergée par une impression de déjà-vu. Pourtant, je n’ai pas de souvenirs à proprement parler ; tout du moins, aucun qui remonte plus loin que les instants de béatitude précédant ma rencontre avec Elsie et son amie. J’en suis donc parvenue à la conclusion que j’ai dû être une des leurs, à une certaine époque. Il y a combien d’années ? Je n’en ai pas la moindre idée. Peut-être suis-je devenue un ange tout de suite après ma mort, ce qui voudrait dire que celle-ci date de cinq mois seulement.
Il m’est difficile d’admettre que j’ai probablement moi aussi eu un corps de chair avec tout ce que cela engendre ; je préfère de loin penser que je n’ai jamais été rien d’autre qu’une créature immatérielle envoyée pour aider l’humanité. Mais ce serait se voiler la face. Depuis que l’hypothèse est apparue dans mon esprit, je suis envahie d’une multitude de questions. D’ailleurs, c’est bien à cause de ces interrogations incessantes et de cette curiosité qui refuse de se taire que je ne parviens plus à atteindre l’état de concentration intense et de détachement complet qui me permettait jusque-là de faire « passer le temps ». Il m’a donc fallu occuper mon temps libre d’une autre manière. Pour la première fois, j’ai découvert la lassitude. Comment les humains peuvent-ils rester inertes pendant parfois plus de dix heures ?!
Je suis un jour sortie à 10 h du matin alors qu’Elsie dormait encore profondément. Quand je suis rentrée, à 15 h 44, je l’ai trouvée dans la même position, enfouie sous ses couvertures en chien de fusil. Insensé.




J’ai quitté la demeure Fitzgerald à 18 h 37, ce soir-là. J’ai vagabondé dans le parc pendant plusieurs heures, songeant à mon passé probable en observant les promeneurs. Là, je suis assise sur l’herbe et c’est mon esprit qui erre d’une hypothèse à une autre, ne me laissant aucun répit. Un SDF est couché sur son banc habituel, une couverture grisâtre recouvrant son corps replet. La température est de moins deux degrés, comme souvent à cette heure-ci, et il tremblote. Il arrive que je reste près de lui pendant la nuit afin de lui insuffler un peu de chaleur. J’apprécie sa compagnie, car l’acceptation de sa situation l’a rendu moins hostile envers la vie que la plupart des gens, qui maudissent sans arrêt telle personne ou tel événement qu’ils jugent responsables de leurs problèmes.
Je suis devenue pro en l’art d’interpréter les sentiments. Je ne suis jamais sûre des raisons qui les génèrent, mais le langage du corps est souvent assez explicite et trahit bien des secrets. Je suis au courant des amours passionnelles les plus intimes et des rancœurs les plus amères, sans jamais connaître les détails de chaque histoire. J’en ai appris beaucoup au sujet du vieillard rien qu’en le regardant vivre. C’est quelqu’un d’incroyablement méticuleux ; de ceux qui ont leurs petits rituels et qui perdent leur sang-froid lorsqu’on les perturbe. Chacune des heures de sa journée est consacrée à une activité bien particulière. Il se lève tous les matins au son de la grande cloche de l’église et fait le tour du parc en courant. Après ce footing qui dure vingt minutes toutes rondes, il se rassoit sur son banc (gare à celui qui y aurait malencontreusement posé son derrière) et attend de voir quelqu’un passer avec le journal. Puis il lance à tout va : « vous pourriez me le laisser une fois que vous l’aurez terminé ? ». La plupart des gens acquiescent avec un sourire et ne reviennent jamais. D’autres l’ignorent et certains le lui donnent volontiers. Le petit vieux les collectionne et les lit alors assidûment pendant l’après-midi. À chaque page tournée, il s’esclaffe ou secoue la tête en fronçant les sourcils. J’ai beau ne pas savoir ce qu’il pense, je suis sûre que ça doit ressembler à : « toujours mieux ici que parmi ces fous ». Il apprécie sa solitude, ce qui est rare, chez les humains.
Après lui avoir transmis un peu de chaleur pour qu’il ne soit pas frigorifié pendant la nuit, je me dirige vers la ville. Je passe à côté d’un groupe d’hommes ivres dont la testostérone commence à chauffer. Deux d’entre eux se sont levés pour ce qui ressemble fortement à une démonstration de virilité. Je me place à côté de l’un d’entre eux qui, je le sens, est vexé par une remarque que l’autre vient de lui faire.
— Laisse tomber, il est plus soûl que toi, il ne sait pas ce qu’il dit, lui murmuré-je.
Il fronce subrepticement les sourcils, comme s’il venait soudain de se rappeler quelque chose. L’autre profite de ce bref moment d’inattention pour se jeter sur lui et la bagarre démarre. Je m’éloigne du groupe, blasée et irritée à la fois. Il y a une chose que je ne parviens pas à comprendre. Où sont donc passés les autres représentants de mon espèce ? Pourquoi suis-je la seule à tenter de raisonner ces gens ? Je ne peux quand même pas m’occuper de tout le monde ! Elsie est à mes yeux la seule et unique raison de ma présence ici. Je me sens attachée à elle, à son âme, comme si elle était une partie de la mienne. Où sont les autres ? Mes confrères et consœurs ont-ils abandonné le navire ? Cette idée me paraît aussi réaliste que triste. Il est rare que les humains nous écoutent, et j’ai moi-même failli baisser les bras à de nombreuses reprises. Il se peut aussi que je ne sois pas vraiment seule, mais qu’on m’ait ôté la « vue » pour mon apprentissage. Ça me semble plus probable. Peut-être même que je suis en train d’être évaluée, là, tout de suite…
Déterminée à obtenir une victoire ce soir pour me redonner du courage et prouver à mes supérieurs que je suis digne de mon job, je me mets en quête d’une âme égarée. Pas besoin de chercher bien loin : il y en a littéralement à chaque coin de rue. Mon choix s’arrête sur une jeune fille aux cheveux ébène et aux yeux verts perçants, car elle me fait un peu penser à Elsie. Sauf qu’elle n’a probablement pas encore dix-huit ans. Je m’approche d’elle et une marée de pétrole noir et gluant m’engloutit immédiatement. Une colère incurable envers elle-même et envers la société est ancrée en son for intérieur depuis de nombreuses années. Des images s’imposent à moi. Mon intuition me révèle son futur proche : je la vois entrer dans une Mustang noire, qui roule loin de la ville, à l’abri des regards. Le conducteur a fermé les portières, et la peur monte dans la gorge de la jeune fille. La scène qui se déroule ensuite me tétanise. Ce n’est qu’une succession de cris étouffés, de coups et d’actes ignobles que je n’ose même pas retranscrire par les mots. Je suis persuadée qu’on m’a envoyée ici pour que je fasse mes preuves et j’ai bien l’intention de ne pas échouer. Je prépare mes arguments tout en lorgnant la route, puis je m’immobilise en apercevant le véhicule noir tourner au coin de la rue et se glisser comme une ombre jusqu’à nous.
— N’entre surtout pas dans cette voiture, la préviens-je.
Pour toute réaction, la jeune fille se frotte les mains, comme pour se donner contenance, avant de rejoindre l’automobile qui s’est arrêtée au bord du trottoir. Il va falloir que je me montre plus convaincante ! Je la suis de près. La vitre du côté passager s’abaisse, laissant apparaître un quarantenaire aux traits anguleux. Il semble détendu et arbore le flegme du psychopathe tellement habitué à commettre des horreurs que sa perception de la normalité en est devenue complètement faussée.
— MisterSweet0211 ? lui demande-t-elle en s’appuyant à la portière.
— Linda Loveless ? rétorque-t-il en la zieutant avec intérêt.
Elle hoche la tête. Ils ont dû discuter sur le Net pour arranger un « rendez-vous coquin ». Cela dit, je ne comprends pas pourquoi ils s’apprêtent à faire ça dans une voiture, alors que…
— Tu as l’argent ? l’interroge-t-elle, interrompant mes pensées.
Le type brandit une liasse de billets de vingt, qu’elle saisit sans hésiter et fourre dans la poche de sa veste. Ok, j’ai compris. Je dois être trop naïve.
— Il a l’air louche, insisté-je.
Un sentiment d’impuissance me ravage en voyant Linda monter à bord du véhicule. D’un bond rapide, je me faufile à l’arrière.
— Ce type est dangereux, sors d’ici ! crié-je en m’approchant de son appui-tête.
Elle jette un coup d’œil furtif par-dessus son épaule, regardant le vide à travers moi. Ses pupilles vont ensuite se poser sur la porte de son côté. Elle hésite.
— C’est ça, va-t’en soudainement pour qu’il n’ait pas le temps de verrouiller les portières, l’encouragé-je d’une voix plus calme.
C’est déjà trop tard. La voiture démarre doucement et s’engage sur la route.
— Euh, on n’avait pas convenu qu’on resterait dans la rue pour la passe ?
— Relaxe… on sera plus tranquilles un peu plus loin.
Malgré la panique qui commence à la gagner, Linda est en train d’essayer de se seriner. Apparemment, elle est déjà entrée dans la voiture de types bien plus louches et rien de grave ne lui est jamais arrivé. Encore une fois, je suis capable de déduire ce genre de faits grâce aux molécules invisibles aux yeux des humains qui dansent autour de son corps. Lorsqu’une personne passe en revue ses souvenirs, les sentiments qu’elle éprouve prennent une teinte différente, un peu fade. En général, ce sont des flashs de couleurs plutôt brefs qui apparaissent en réponse à un souvenir et qui disparaissent aussitôt. D’autres fois, ce sont des voiles plus ou moins épais qui maintiennent la personne prisonnière de son passé.
Je me suis rendu compte de cela un jour, en observant une dame assise sur un banc dans le parc, qui regardait son petit garçon jouer sur le toboggan. Une tristesse inexplicable émanait d’elle, et je suis restée à ses côtés pendant de longues minutes, m’échinant à déterminer la cause du désarroi dans lequel elle s’abîmait. Ses pupilles suivaient mécaniquement la silhouette du gamin qui s’amusait, mais son regard était vide, éteint. Je sentais que son chagrin était lié à l’enfant, mais je n’arrivais pas à comprendre pourquoi. Le gamin me paraissait en pleine santé. J’aurais su immédiatement s’il était atteint d’une quelconque maladie, car le fonctionnement du corps humain n’a pas de secret pour moi : je perçois sans difficulté si des problèmes l’affectent.
Lorsque quelqu’un est malade, son aura – autrement dit, l’enveloppe de lumière qui entoure son corps – prend une teinte grise ou marron, parfois noire. Souvent même bien avant que le mal ne se déclare. L’énergie-lumière qui chatoyait autour de la femme était d’un bleu grisâtre sans beaucoup de nuances, ce qui témoignait de la stabilité de son état dépressif. Cela durait depuis un moment déjà. Je voyais que son esprit était ailleurs, et j’étais frustrée de ne pouvoir visualiser ses pensées ou, au moins, avoir un aperçu de leur teneur. Il me fallait me fier à son enveloppe de lumière et aux sentiments que celle-ci m’inspirait. Les molécules près de son abdomen ont soudain pris une teinte plus foncée, mais ça n’a duré que quelques secondes. Le souvenir d’une douleur venait de jaillir dans son esprit. L’accouchement s’était mal passé ? J’ai de nouveau fixé mon attention sur le bonhomme qui courait dans le parc. Même si sa naissance ne s’était pas déroulée de manière idyllique, il était désormais vif et solide. Quel pouvait être le problème ?
J’étais tellement déterminée à découvrir le fin mot de cette histoire que je les ai suivis jusqu’à la maison afin de poursuivre mon enquête. C’est seulement lorsque la mère a couché son enfant que l’énigme s’est résolue. Deux lits étaient disposés dans la chambre du gamin. Surprise, j’ai d’abord pensé que son frère ou sa sœur devait être quelque part ailleurs, en voyage, ou que sais-je. Or c’est quand elle a demandé à son fils de dire bonne nuit à son frère, alors que nous n’étions clairement que trois dans la pièce, que j’ai enfin compris. Le regard de la femme s’est longuement attardé sur le lit vide avant qu’elle ne quitte la pièce. Elle était complètement obsédée par la mort de son deuxième enfant, si bien qu’au lieu de se laisser aller vers le processus du deuil, elle s’était enfermée dans un cocon, protecteur en apparence, mais, en réalité, étouffant pour elle comme pour le petit.
Lorsqu’elle est allée dormir ce soir-là, je suis restée près d’elle pendant quelques minutes. De mes mains, j’ai travaillé l’énergie sombre qui semblait collée à elle comme de la glu et j’ai réussi peu à peu à la déloger. Pas entièrement, car elle s’était quasiment incrustée sous sa peau, mais une bonne partie. Cette femme a dû se sentir beaucoup plus légère à son réveil. Je ne suis pas retournée la voir depuis, mais j’espère au moins l’avoir aidée à remonter à la surface. Si mon intervention a eu le mérite de la délester de son chagrin le temps d’une journée, alors je m’estime heureuse.

Le bruit de verrouillage des portières me ramène au présent. La gamine est en danger, et c’est sur elle qu’il me faut concentrer toute mon attention. La panique déferle comme un tsunami à l’intérieur de la voiture. Des volutes de rouge teinté de brun s’enroulent autour de la jeune fille. Le type au volant arbore un sourire sadique ; son rythme cardiaque s’est accéléré. Il se délecte de la peur que son petit manège de psychopathe provoque chez ses victimes. Je suis capable d’empathie, mais pas au point de prendre ce mec en pitié. Quel que soit son problème, il a l’impression de le régler en faisant ce qu’il s’apprête à faire. Sauf que ce genre de solutions temporaires n’apporte jamais une entière satisfaction ; il faut alors recommencer, et dites bonjour aux criminels récidivistes !
— Sinon, euh… tu fais quoi dans la vie ?
La voix de Linda est restée coincée dans sa gorge. Il faut que je continue de l’encourager :
— Ne lui montre pas que tu as peur. Garde ton sang-froid.
L’homme ne répond pas et reste concentré sur la route. Les tambourinements du cœur de l’adolescente sont comme une musique assourdissante qui résonne en moi. Je pose une main sur son épaule et son rythme se stabilise. Il serait peut-être temps de songer à un plan pour te sortir d’ici, ma grande, parce que je ne peux pas faire grand-chose, moi ! Certes, je pourrais peut-être ouvrir les portières, mais à quoi ça servirait si elle n’est pas prête à s’échapper ? Son sac à main repose sur ses genoux, ce qui semble la rassurer légèrement. Je me demande ce qu’il contient. Peut-être un téléphone portable ou avec un peu de chance, une bombe lacrymogène. Maintenant, la question serait de savoir comment elle va pouvoir fouiller dans son sac sans que le psychopathe réagisse et l’en empêche.
— Où est-ce que tu m’emmènes ?
Elle n’a pas réussi à glisser la note coquine escomptée dans son ton, ce qui la frustre d’autant plus que sa question n’engendre toujours pas de réponse de la part du conducteur. Elle est désormais plus irritée qu’apeurée, mais je ne suis pas sûr que ce soit une bonne chose. La colère a tendance à embrouiller les esprits les plus capables alors que la peur a au moins l’avantage de réveiller les plus engourdis. Une sensation de manque se dégage de la gamine. Je ne sais pas de quoi elle a envie exactement, mais cela me donne une idée.
— Demande-lui si tu peux fumer.
Elle continue de regarder à travers la vitre, comme si elle ne m’avait pas entendue. Les traces d’activités humaines se font de plus en plus rares et nous nous dirigeons vers ce qui semble être une petite forêt. Un lieu des plus originaux pour commettre un crime… Pffff. La colère, moi, elle me rend sarcastique !
— Linda !
Son menton oscille légèrement vers la gauche. Généralement, prononcer le prénom de la personne aide à la communication. Ce n’est pas une règle absolue, mais ça marche souvent, puisque les gens ont l’habitude d’être plus attentifs lorsqu’on les interpelle de prime abord.
— Ça te dérange si je m’en allume une ?
Bien. Voix maîtrisée et décontractée. Peut-être que la situation n’est pas entièrement perdue. Le chauffeur lui lance un regard en coin.
— Qu’est-ce que tu fumes ?
Même s’il ne m’entend pas, je ne peux m’empêcher de rétorquer :
— Qu’est-ce que ça peut te faire ?
— Des Lucky. T’en veux une ?
— Non.
— Tant pis.
Linda hausse les épaules avec une désinvolture tellement naturelle que j’ai envie de la prendre dans mes bras pour la féliciter. Plus elle paraîtra en confiance, moins le type se doutera qu’elle a une arme dans son sac. Enfin si elle en a une. Pitié, dites-moi qu’elle en a une !
Je viens de remarquer que sa main tremble, tandis qu’elle s’apprête à fouiller dans ses affaires. Même si elle parvient bien à le cacher, la peur lui cloue toujours le ventre. Le bras du quarantenaire s’abat sur son poignet. Pas de manière particulièrement brusque, mais avec fermeté. Pas si bête que ça, le mec.
— Je préfèrerais que tu t’abstiennes.
Je sens qu’elle ne va pas tarder à se mettre à pleurer. Ce n’est pas le moment, Linda, tiens le coup ! Je place mes paumes sur ses épaules pour l’empêcher de craquer. Honnêtement, je n’en mène pas plus large qu’elle. Réfléchis Thea, RÉFLÉCHIS. J’ai beau me creuser la tête, je ne vois plus qu’une solution : en venir aux mains. Je ne donne pas cher de la peau de la gamine et de ses cinquante kilos tout mouillés, mais ce n’est pas comme s’il y avait vraiment une autre alternative, n’est-ce pas ?
— Linda, écoute-moi. (J’attends quelques secondes, le temps de capter son attention.) Il va falloir que tu agisses maintenant. Tant qu’il conduit, il est vulnérable. Une fois qu’il se sera garé quelque part, ce sera plus difficile. Si tu as un truc qui peut te sauver dans ton sac, arrange-toi pour le sortir vite fait. Sinon…
Je m’arrête un instant pour chercher mes mots. Sinon quoi ? Je peux presque l’entendre penser : « Sinon, je suis foutue ». Je songe bien à un truc, mais c’est risqué. Et très dangereux. De toute façon, le bouton de déverrouillage des portes est trop loin pour qu’elle puisse l’atteindre alors l’option « je me jette dessus et j’essaie de l’activer » n’est pas vraiment envisageable. Au lieu de mettre des mots sur ce à quoi je suis en train de penser, j’en projette l’image dans ma tête. Cette méthode a souvent fait ses preuves avec Elsie. Ainsi, la communication se fait plus directement, comme si je peignais sur son écran mental.
Linda est beaucoup plus perspicace que je ne le croyais au départ. Elle a tout de suite compris où je voulais en venir. Sa main se pose lentement sur le jean du type. J’admire le sang-froid dont elle fait preuve alors qu’une vague de dégoût s’insinue dans ses veines. Les couleurs qui flottent autour du psychopathe ont pris une teinte plus foncée. Il n’est pas ravi de cette tournure. Il a besoin de se sentir craint pour prendre son pied. Malgré lui, son corps réagit à ce contact.
— Qu’est-ce que tu fais ? marmonne-t-il.
— Ben quoi… répond Linda, joueuse.
Elle a tellement bien appris à surmonter sa répulsion que c’est avec une aisance malsaine qu’elle ouvre la braguette du type et glisse sa main sous le tissu de son pantalon. Je détourne le regard, légèrement inquiète quant à la suite des événements. Et puis d’un seul coup, un flash me révèle le futur proche. D’une minute à l’autre, tout va basculer.
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MessageSujet: Re: Ch.1 Trou noir   Ch.1 Trou noir EmptyMer 19 Jan 2022 - 1:48

9. OMBRES

Linda est assise à côté de moi, son corps tremblotant secoué de spasmes. J’ai passé mon bras autour de ses épaules pour la maintenir au chaud et pour tenter de la réconforter. Elle est encore bouleversée par ce qui vient d’arriver. Moi-même, je ne m’étais pas attendue à ce que les choses prennent un tel virage.
— Qu’est-ce que j’ai fait putain, qu’est-ce que j’ai fait ?
Je resserre mon étreinte autour de ses épaules.
— Ce n’est pas ta faute.
Personne n’aurait pu imaginer que les choses iraient si loin. La scène se rejoue au ralenti dans mon esprit. Linda est en train de tripoter le type, qui se laisse faire malgré sa réticence. Tout cela doit durer une minute à peine, avant que Linda n’empoigne – littéralement – le taureau par les cornes et lui brise les bijoux de famille. Accablé de douleur, le mec pousse un hurlement perçant probablement audible à des kilomètres à la ronde. Je crie à Linda de prendre le contrôle du volant jusqu’à ce que la voiture s’arrête ou rencontre un obstacle, mais le véhicule dévale à une vitesse de plus en plus fulgurante. Toujours accaparé par la douleur, l’homme ne doit pas se rendre compte que son pied enfonce la pédale d’accélération. Entre-temps, Linda s’est penchée pour déverrouiller les portières, mais la peur l’empêche de s’échapper. Je hurle comme une hystérique :
— Sors immédiatement de cette voiture si tu ne veux pas te retrouver dans le même état que les couilles de ce mec !
Je deviens un peu vulgaire quand je m’emporte – il faut croire qu’Elsie déteint plus sur moi que moi sur elle… Linda ouvre la porte à la volée. L’automobile est en train de dévaler une pente terreuse comme un cheval sauvage.
— Saute ! Dépêche-toi ! Ce sera toujours moins douloureux que ce qui t’attend si tu ne bouges pas dans les deux prochaines secondes !
Et puis, enfin, Linda se décide à sauter. Je suis déjà en bas pour amortir sa chute. Victime de la force de propulsion, son corps dégringole sur plusieurs mètres, lui prêtant l’apparence d’une poupée désarticulée. Elle aura quelques contusions et une cheville foulée, mais rien d’irréparable. L’autre, par contre…
La voiture a continué sa course folle jusqu’à ce qu’elle ne soit brutalement stoppée par un vieux chêne robuste. Lui, il peut encaisser le choc, mais l’automobile… J’entends encore le bruit de la tôle qui crisse, déchirant le silence de la nuit. Et puis le calme a doucement repris le dessus, comme pour démentir l’accident qui venait de se produire. Je me suis concentrée sur les battements du cœur du type, qui étaient de plus en plus irréguliers. Et puis il y a eu un moment où ils se sont tout simplement arrêtés. Linda est restée inconsciente pendant un moment. J’ai veillé à ses côtés, apposant mes mains aux endroits les plus endommagés de son corps. Elle a repris connaissance d’un seul coup et s’est mise à tousser bruyamment. Une fois qu’elle s’est rappelé ce qui venait de se passer et qu’elle a aperçu le tas de ferraille écrasé contre le tronc de l’arbre en contrebas, des sanglots ont commencé à secouer son corps recouvert de blessures.
— Je l’ai tué… je l’ai tué, répète-t-elle en boucle.
Maintenant qu’elle se trouve hors de danger, elle ne se souvient pas pourquoi elle a eu si peur de ce type. Moi, je le sais. J’ai vu les couleurs sombres qui louvoyaient dans la voiture. L’aura de la jeune fille s’est tellement rétractée et resserrée autour d’elle pour ne pas entrer en contact avec celle de l’homme, que l’adrénaline, cette fameuse hormone qui incite à l’action et aux décisions rapides, s’est propagée à grande vitesse dans son sang.
— S’il n’était pas mort, c’est toi qui y serais passée.
C’est alors qu’un mouvement attire mon attention, à quelques mètres de là. Une silhouette dont les contours sont définis par la pâle lumière de la lune se tient debout contre le tronc d’un arbre. Qui qu’il soit – car sa physionomie laisse croire qu’il s’agit d’un homme – depuis combien de temps se trouve-t-il ici, et surtout, pourquoi ne l’ai-je pas remarqué plus tôt ?
Je me lève d’un bond pour mener l’enquête sur ce mystérieux personnage, dont aucun sentiment ni aucune couleur ne me parvient, bien que je ne me trouve qu’à une dizaine de mètres de lui. Il y a quelque chose qui cloche. En temps normal, je perçois les auras à une distance bien plus importante que cela. En m’approchant, je remarque qu’il porte un chapeau haut de forme et un manteau long : étrange accoutrement pour l’époque, pas vraiment du genre passe-partout. Je suis sur le point de distinguer son visage lorsqu’il fait brusquement volte-face, disparaissant aussitôt entre les arbres. J’accélère le pas, bien déterminé à en apprendre plus sur ce mec qui semble sorti tout droit d’une machine à voyager dans le temps. On aurait presque dit qu’il me fuyait… Impossible. Aucun humain ne m’a jamais perçue, à part Elsie.
Ma poursuite m’entraîne au cœur de la forêt, bruyante de vie. Je tends l’oreille, mais il n’y a que la mélodie du vent, le son des branches qui se frottent les unes aux autres et les pépiements des oiseaux nocturnes qui me parviennent. Suivant mon instinct, je bifurque derrière un tronc d’arbre renversé par la foudre et repère de nouveau mon fugitif : il court en lançant des regards furtifs vers l’arrière, comme s’il se savait suivi. Quelque chose me frappe alors : ses pas… ils devraient résonner. Ses pieds, en écrasant le sol, devraient renvoyer le bruit des rameaux qui craquent. Mais il s’évade aussi silencieusement qu’une ombre, aussi légèrement qu’une brume fantomatique. Qui qu’il soit, il ne peut pas être humain. En tout cas, il est bien plus rapide que moi, et je ne mets pas longtemps à perdre sa trace.
— Hé ! Revenez ! Je sais que vous m’entendez !
Je ralentis ma marche, mes yeux tentant de percer l’obscurité à la recherche de quelque chose qui ressemblerait à son chapeau. Je sais qu’il est quelque part, sûrement caché derrière un arbre à m’observer. J’ignore si c’est la paranoïa ou mes aptitudes extra-sensorielles à l’œuvre, mais j’ai l’impression de pouvoir sentir sa présence. Si je pouvais voir parfaitement dans le noir, ça m’arrangerait. Malheureusement, ce n’est pas le cas.
— Qui êtes-vous ? Pourquoi vous me fuyez ?
La forêt me renvoie mes questions, moqueuse. C’est la première fois que je rencontre un non-mortel en cinq mois d’existence et je le laisse filer. Bien joué, Thea ! De guerre lasse, je rebrousse chemin et retrouve Linda, qui s’est blottie contre un arbre et tremble comme une feuille.
Une demi-heure plus tard, après avoir essuyé ses larmes et frotté tant bien que mal tout le maquillage qui a coulé sur ses joues, elle se lève pour rejoindre la route et faire du stop. Après une dizaine de chauffeurs indifférents, une petite caravane au pot d’échappement crachotant s’arrête à sa hauteur. Un vieux tube de AC/DC filtre à travers les vitres frémissantes. Celle du côté conducteur s’abaisse et laisse apparaître un groupe de jeunes dans la vingtaine. Inoffensifs, quoique légèrement stones, à en croire l’odeur de cannabis qui s’échappe de l’habitacle. Après une brève conversation concernant la destination, la porte s’ouvre pour permettre à Linda de monter à bord. Je commence à m’éloigner, prête à la laisser partir. Quelques mètres plus loin, je ne peux m’empêcher de tourner la tête afin de lui jeter un dernier regard.
D’un seul coup, comme sorti de nulle part, l’homme au chapeau surgit derrière elle et s’engouffre dans le véhicule à sa suite. Visiblement, il a attendu le dernier moment pour la rejoindre, histoire de m’échapper encore une fois. Installé à bord, il m’adresse à travers la fenêtre ouverte un regard à la fois moqueur et menaçant, ses yeux tels deux billes noires insondables. Il a les traits anguleux, le menton volontaire et le nez crochu. Sous son chapeau noir, des filaments de cheveux ébène et cireux ondulent jusqu’au sommet de ses épaules. Son apparition n’a provoqué aucune réaction de la part des nomades, confirmant mes soupçons de tout à l’heure. Ni une ni deux, je m’élance vers le véhicule en criant :
— T’es qui, bon sang ? Réponds-moi !
— Contente-toi de te mêler de tes affaires, la prochaine fois. Sale petite morveuse.
La voix grinçante et caverneuse du type s’est infiltrée dans ma tête. Pour une raison qui m’échappe, ses mots m’infligent une douleur qui me fait serrer la mâchoire et qui m’immobilise assez longtemps pour que la caravane ait le temps de filer. Je pourrais les suivre, mais je sens déjà que je me suis trop éloignée. Un tiraillement m’empêche d’avancer plus loin. Il faut que je rejoigne Elsie aussi vite que possible.
De retour chez les Fitzgerald, je m’installe sur une chaise au fond de la chambre d’Elsie et me laisse bercer par son souffle régulier. Je suis pantelante, hirsute et en sueur. Du moins, c’est ainsi que je me donne l’impression d’être puisqu’évidemment, je ne possède pas de corps en chair et en os. Frustrée et bouillonnante de colère, je m’efforce de faire le vide pour réfléchir clairement. Je m’imagine en train de replacer la bobine du film de mes souvenirs dans le projecteur de mon écran mental avant d’appuyer sur le bouton de lecture. Au fur et à mesure que les images défilent, je me rends compte de plusieurs éléments qui m’ont échappé au moment où la scène se déroulait. Le calme et la concentration m’aident à entrevoir les choses d’une manière plus lucide.
Le type qui suivait Linda était forcément là depuis le début. Il a simplement dû manipuler son enveloppe énergétique de manière à se rendre invisible à mes yeux. C’est tout de même incroyable que je n’aie pas senti sa présence dans la voiture ! Je dois manquer d’entraînement… et cet homme a sans doute plus d’expérience que moi.
Si on considère que nous faisons partie de la même espèce, lui et moi, il doit être attaché à elle, comme je le suis à Elsie. Mais cela ne signifie pas pour autant qu’il est son « protecteur ». Après tout, il n’a rien fait pour aider Linda. Pour ma part, j’ai décidé de manière arbitraire quel serait mon rôle auprès d’Elsie. Rien ne m’a jamais obligée à tenter de la faire entendre raison ou à la guider vers les meilleurs choix. Certes, nous sommes liées par une force qui m’empêche de la laisser seule pendant trop longtemps, mais je pourrais très bien me contenter de rester à ses côtés sans m’escrimer à l’influencer dans sa vie. Ce titre « d’ange gardien », c’est moi qui me le suis attribué, à défaut d’autre chose, parce que je me soucie de son bien-être, sans vraiment savoir pourquoi. Cependant, mon petit doigt me dit que le type au chapeau n’avait pas les mêmes objectifs que moi…
Pas très avancée dans mes réflexions, je note mentalement la liste des questions auxquelles il me faut trouver des réponses :
Qui est cet homme ?
Pourquoi ne s’est-il pas manifesté plus tôt ?
Quel est son rapport avec Linda ?
Et surtout, comment est-ce que je vais bien pouvoir le retrouver ?
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